jeudi 28 mars 2013

Animale France


(Histoires de Roms - 1)

All animals are equalbut some animals are more equal than others. 

George Orwell, "Animal Farm"



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« Villeurbanne : une cinquantaine de Roms évacuée jeudi matin »

« Cette évacuation fait suite à une décision de justice selon la préfecture. Elle a eu lieu rue Léon Blum. Selon l'association CLASSES, une cinquantaine de personnes a été expulsée de ce campement. L'association précise qu'il y avait de nombreux bébés et des femmes enceintes. Pour le moment aucune solution de relogement n'a été proposée par les autorités. Les associations se réunissent justement afin d'en trouver une. »
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  *
           - Allô, F. ? C’est moi, c’est Mélikah…
-          - Mélikah, bonjour, bonjour, ça va ?
-          - F., je viens d’entendre les infos à la radio. J’ai compris que ce matin, ils vous ont évacués ! On nous avait dit que la trève hivernale prenait fin le 31 mars, je ne comprends pas !
-          - C’est trop tard. Ils ont tout cassé dans la place. C’est fait déjà.
     - F., t'es où ? C. et toi, vous avez trouvé un endroit où aller ?
     - Je suis à G., pour le moment ça va.
     - F., j’ai écrit à des gens qui font partie d’associations, j’essaie de voir ce qu’on peut faire pour vous, je t’appelle demain pour te donner des nouvelles et toi, tu peux m’appeler n’importe quand, d’accord ?
     - Demain, la semaine prochaine, quand tu peux, Mélikah.
     - Demain, F. Sans faute. Et toi, tu gardes bien ce portable, et tu m’appelles n’importe quand, n’importe quand, tu entends ?
    - D’accord.

«  Ils ont tout cassé dans la place. » 
Ce que cela signifie vraiment.



"Ils ont tout cassé dans la place." Ce que ça veut dire, en vrai.

Ils ont cassé (pour la deuxième fois) la maison de la douce W., où elle vivait avec son mari et ses enfants, dont trois étaient sur le point de commencer l’école en France ; ils ont cassé celle du joueur de violon qui aimait tant me pincer la joue ; ils ont cassé celle d’A., la beauté silencieuse et nostalgique, bébé au sein, visage parfait, qui me serrait la main chaque fois que je venais, avec un sourire triste. Ils ont cassé les cabanes que je visitais une par une avec mon amie Anaïs, distribuant couches, bougies, chaussures pour les enfants, vétilles qui pour eux étaient nécessités vitales. Ils ont viré comme des malpropres toutes ces gamines qui s’accrochaient à nos mains par grappes et nous accompagnaient de maison en maison, qui parlaient le français et pouvaient nous traduire ce que nous confiaient leurs parents et grands-parents. Et ça finissait toujours chez F et sa femme C. Ils avaient une cabane que F. avait construite de ses mains, et que C. avait décorée au fil des semaines. Tapis au sol, meubles de fortune, chaises et fauteuils et canapés-matelas où nous étions invitées à nous asseoir (F. et C. nous réservaient toujours les plus beaux sièges mais nous refusions, et ils insistaient, et nous nous faisons des tas de salamalecs, et nous finissions par rigoler, et c’était vraiment exactement comme être reçu chez des amis  "normaux"), murs tapissés, guirlandes, cadres avec les photos des enfants et petits-enfants restés là-bas, en Roumanie… Le goût de la bûche de Noël partagée un dimanche après-midi de janvier, celui des cigarettes de F. fumées tantôt dans l’hilarité et le bonheur d’être ensemble, tantôt dans la tristesse et l’inquiétude, comme ces dernières semaines, devant l’éventualité de l’expulsion qui approchait. Le goût du verre d’eau offert par C., du Coca, du café… Le goût des amitiés improbables mais bien réelles.

"Ils ont tout cassé dans la place." 

Cet endroit où j'allais rendre visite à mes voisins n’existe plus. Ses habitants (un peu plus de quarante, femmes enceintes, bébés, enfants, personnes âgées, personnes malades, dont la grande majorité souhaitait bel et bien se faire une vie ici, s’intégrer, comme on dit, inscrire leurs enfants à l’école) dispersés partout dans la ville, certains impossibles pour moi à retracer. Et W. qui du jour au lendemain, il y a quelques deux semaines, fatiguée d’avoir peur, a pris la poudre d’escampette avant qu’on vienne détruire encore une fois la maison familiale, avec ses enfants qui devaient commencer l’école en France deux jours plus tard. Plus de trace. Je ne pourrai jamais leur dire au revoir. Je ne sais dans quelle mesure je les ai aidés. Je ne sais que ceci: quand Anaïs et moi venions les voir avec nos humbles provisions, il y avait cette chose que rien, jamais, ne pourra effacer, entamer. Aucun discours généralisant débile sur les Roms ou les étrangers que savent si bien tenir certains Français (beaucoup trop nombreux) ne ternira jamais ces moments, entre Noël 2012 et ce fatidique 28 mars 2013... Arriver dans la voiture d'Anaïs. Sortir nos sacs. Pousser la grille. Entrer dans le camp. Dire bonjour, serrer la main, sourire et la fois suivante faire la bise, venir s’asseoir un moment pour discuter ou boire un truc et la fois suivante, se serrer dans les bras, main dans la main doigts noués, cœur serré, cœurs amis même si peu de mots à partager… Communiquer par quelques mots et beaucoup de gestes et de regards. Gestes et regards des êtres humains qui se reconnaissent entre eux et comme tels, faisant fi du reste, n’écoutant que cette injonction du respect qui est dû à son semblable.

"Ils ont tout cassé dans la place." 

La maison de F. dont j’ai peur d’écrire le prénom parce que je ne voudrais pas lui causer d'ennuis, F. dont le prénom est si mélodieux... Cette maison où j’ai passé des moments inoubliables à partager des victuailles, les miennes comme les leurs, où j'ai été invitée et reçue comme une amie, cette maison où j'ai passé tant de minutes précieuses avec F.  et C. et Anaïs à m’indigner, à chercher des solutions… que je n’ai pas trouvées.

"Ils ont tout cassé dans la place."

J’ai d’abord eu une furieuse envie de rentrer chez moi et de quitter ce vieux pays parfois si difficile à aimer, si compliqué. La violence d'une part de ce vieux pays qui tend à faire oublier l’humanité et la profonde bonté de l’autre. Puis j'ai décidé d'envoyer des bouteilles à la mer et d'attendre. J’attends des réponses et des messages de gens que cette aventure m’a fait connaître et qui ont pu me confirmer que oui, le respect des Droits de l’Homme peut encore vouloir dire quelque chose au pays des Droits de l’Homme. Je vais continuer, moi la petite Québécoise idéaliste. Je vais continuer.

Je vais téléphoner à F. demain, comme promis. Je vais aller lui rendre visite avec Anaïs, et avec ma famille qui veut le connaître, dès que possible et dès que je saurai où il se trouve. Je vais continuer les démarches administratives que nous avions entreprises, F., C., Anaïs et moi, pour tenter de les aider à réaliser leur rêve de vivre ici une vie normale, d’y travailler, d’y construire une vraie maison avec de l’eau courante, de l’électricité, un parquet, un téléphone fixe, que sais-je.

Je dis "une vraie maison"... Mais quand ils ont "tout cassé dans la place", ce matin, c’est bien une maison qu’ils ont jetée à terre. Une cabane construite avec amour et minutie, des palettes de bois et des bâches sur lesquelles bien des gens cracheraient, mais un endroit où il faisait  néanmoins et étrangement bon être blotties, avec la pote Anaïs, à la chaleur du poêle à bois de fortune pour déguster la bûche de Noël, boire le thé, fumer des cigarettes et procéder à l’échafaudage de projets fous.

Home is where the heart is, dit-on. Et je parie que ce matin, à l’aube, quand on les a sommés de sortir et qu’on a entrepris de détruire le camp, F. et C. ont regardé leur cabane se défaire sous leurs yeux avec le même serrement de cœur que vous, si on vous avait détruit sous le nez l’endroit que vous appelez "chez moi".







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