mercredi 29 mai 2013

60/170 (Histoires de Roms 8)


« A midi, les corps ont été rendus aux familles, un moment de recueillement a eu lieu avant leurs départs en Roumanie où ils pourront enterrer leur proches. Cela a été un moment très difficile, très très douloureux pour les familles,  vous vous en doutez (et pour nous aussi ...) […]cela l'avait été dans le gymnase où elles étaient depuis l'incendie. Vous vous rendez compte dans un gymnase sans aucune intimité pour retrouver un peu de tendresse ...  190 personnes, des lits de camp collés les uns aux autres, avec plein de jeunes enfants, des bébés, un enfant est né la semaine dernière qui pleurait toutes les nuits, comme beaucoup d'autres  ... et pas que les enfants !
Et cet après après-midi, [est affiché] le nom  des personnes qui seront dans le dispositif ANDATU et qui seront hébergées à la caserne ***. 60 personnes sur 170.  […]Les familles rejetées sont complètement anéanties, certaines avaient fait de gros efforts pour faire scolariser leurs enfants. … toutes vivent cela comme une injustice, et cela est une injustice inqualifiable.
Demain matin 60 personnes auront un logement, et 110 personnes seront jetées à la rue avec la fermeture du gymnase. […]
Donc demain mercredi après-midi, il n’y aura pas d’atelier peinture. »
Message de Gilberte Renard de l’association C.L.A.S.S.E.S., hier soir - extraits

*

Ce sera un billet étrange, porté par la colère et l’inquiétude. Pendant quelques lignes, le découragement n’empêchera pas les mots de s’aligner. Le temps de témoigner, de dire, l’abattement restera en retrait. Mais je sais qu’il m’attend sagement, tapi derrière le point final de ce chapitre, prêt à s’abattre sur moi, justement. Qu’il y aura sans doute quelques jours de retrait pendant lesquels je tenterai de retrouver le courage d’y croire.

Ce sera un chapitre consacré à la description de moments suspendus dans le gymnase, ces moments où, contre toute logique, un pernicieux sentiment de sécurité, une impression de répit, une ombre d’espoir s’installent. Enième sursis depuis qu’en décembre 2012 les Roms sont entrés dans ma vie, pour reprendre l’expression si juste de Gilberte. Je devrais donc savoir qu’il faudrait que j'aie toujours un rejet, une désillusion, une expulsion d’avance sur le réel. Que je cesse de m’attacher aux moments présents. Mais le moyen de le faire ?

Ma plus récente visite, c’était dimanche. Je ne savais pas encore que c’était la dernière. Oui, je me suis comme attachée au sentiment éprouvé au moment d’entrer dans le gymnase, celui où l’on voit les couchettes, les gens allongés ici et là, ceux qui sont assis à des tables et qui discutent doucement, ceux qui sont dans la cour en train de fumer des cigarettes, les enfants qui courent et jouent, ceux qui demandent de quoi dessiner, les sourires bienveillants et les regards vigilants des agents de sécurité et des pompiers, l’accueil des bénévoles… Oui, je l’avoue, de me rendre compte que c’était, dimanche, la dernière fois, me déchire.

*

J’arrive et je discute un moment avec M., celui que nous appelons tous « le patron », en charge d’eux avec la charmante V. Il s’occupe de l’accueil et de tenir les registres des entrées et sorties. Les gens ici l’apprécient. Il me raconte que V. et lui ont procédé, à la demande des autorités, au recensement de tous les occupants du gymnase, décrivant pour chaque famille la situation, le nombre d’enfants scolarisés, de bébés, l’état de santé des uns et des autres, et ainsi de suite. Il espère que d’ici quelques jours, une bonne partie de ces gens sera relogée et se verra proposer des solutions à long terme. A côté de lui est assis un jeune homme rom dont je ne connais pas le nom. Ils ont une discussion enflammée à laquelle ils me convient. Le jeune homme parle de l’injustice que c’est de se voir catégorisé, enfermé dans un stéréotype simplement parce que comme dans tout groupe humain, il y a toutes sortes de gens, dont des personnes peu recommandables. Il me parle de lui, de ses projets. Son français est excellent. Son regard à la fois enflammé et doux. Souriant, M. lui dit: « c’est ce que je te disais tout à l’heure, si tous ces gens apprenaient un peu à vous connaître, ils seraient bien honteux de leurs préjugés. Et ils vous apprécieraient à votre juste valeur. Il faudrait leur imposer à tous quelques heures de service auprès de vous. Histoire de leur ouvrir les yeux. »
Ce matin, je ne sais pas si ce jeune homme rom fait partie des 60, ou des 110.

*

Là-bas, Philippe et le petit sont entourés d’enfants. Ensemble, ils lisent des histoires. Les enfants sont assis en cercle autour de mon mari. Mon fils se tient debout à côté de son père et commente, explique pour eux ces histoires qu’il connaît par cœur puisqu’il s’agit de livres à lui qu'il a tenus à apporter aujourd'hui. La séance est joyeuse et animée, les questions et les exclamations fusent dans tous les sens. Le petit S. aux yeux de velours, 9 ans bientôt 40, est dans le groupe. Depuis l’incendie, Philippe me dit avoir remarqué que son regard a changé. Que quelque chose s’est durci, ou plutôt que quelque chose s’est perdu. Quelque chose comme la candeur. S. est ce petit qui adore l’école et qui (comme bien d’autres enfants du gymnase) a continué d’y aller tous les jours même au lendemain du drame, même si c’était à l’autre bout de la ville. 
Ses parents, sa sœur, son petit frère et lui-même font partie des 60.

*

En attendant que le bureau de consultation improvisé de Médecins du monde ouvre et que je puisse y accompagner Clara, dont le ventre la fait terriblement souffrir, nous sortons toutes les deux dans la cour arrière et nous asseyons sur un banc pour fumer des cigarettes avec deux dames. L’une d’entre elles a quatre enfants. Elle rêve de trouver une situation normale ici et de leur offrir une stabilité. Quatre enfants scolarisés, ça devrait être suffisant, comme dossier, pour qu’elle ne se retrouve pas bredouille après la fermeture du gymnase, non ? Je lui réponds qu’il me semble que oui mais que je ne sais pas, bien sûr. Que j’espère. Je demande de ses nouvelles à la femme assise à côté d’elle. Avec dans le sourire cette lumière que je n’oublierai jamais, à la fois rieuse et triste, avec cet air qui semble dire je-suis-fichue-et-je-le-sais, elle me répond :  "Moi, je n’ai pas d’enfants."
Je leur dis que je suis désolée et que même si je n’ai pas de véritable solution à leur proposer, nous sommes beaucoup plus nombreux que je ne l’aurais cru à nous soucier d’eux. Qu’au moins en esprit, ils ne sont pas seuls… Même si ces bonnes pensées et ces bonnes volontés citoyennes qui veulent se battre pour eux et les soutenir se sentent parfois bien impuissantes. Elles me sourient et ont ce regard qu’ont chaque fois les Roms à qui je dis cela. Ce sourire qui dit quelque chose comme "Merci de me considérer."
Ce matin, je ne sais pas si ces deux femmes, et les quatre enfants de la première, font partie des 60 ou des 110. Mais je sais que toutes les familles d'enfants scolarisés n’ont pas été retenues.

*

Et à la fin de cette dernière visite au gymnase où je n’ai pas su m’empêcher d’espérer, j’ai accompagné Clara dans le cabinet improvisé de Médecins du monde. Et là, j’ai vu, de mes yeux, sous les mains délicates et attentionnés du médecin, ses organes se déplacer dans son ventre, comme un bébé dans celui d’une femme enceinte de 9 mois. Depuis, je me suis occupée de lui faire fabriquer sur mesure une ceinture abdominale qui devrait être une sorte de salvation temporaire (grâce au généreux don d’une grande amie de Montréal, délicieuse et merveilleuse A.), ceinture qui sera prête dans une semaine. Et je dois l’accompagner à long terme, mettre en place un suivi médical sérieux. Tous les médecins qu’elle a vus et avec qui j’ai parlé, tous les professionnels que j’ai vus l’examiner, y compris l’excellente et bienveillante orthopédiste à qui nous avons commandé la ceinture hier, ont eu le même regard. Ce regard, je commence à savoir ce qu’il signifie : si les choses restent telles qu’elles sont depuis qu’elle est arrivée ici en 2009, Clara est en danger. De mort.

Depuis hier soir, je le sais, Clara et Fabian ne font pas partie des 60.


*

Ça y est. Je le vois. L’abattement. Il est là. Juste là. Il m’attend, patient, de l’autre côté de ce point final.

*




p.s. Plusieurs lecteurs de ce blog m’ont demandé comment ils pouvaient aider à changer les choses, dans le cadre par exemple d’une action concertée. Il va de soi que si les réponses à ces questions étaient à portée de main, tous ces militants associatifs que j’ai rencontrés et qui oeuvrent pour les roms ou pour les démunis en général depuis des années m’en auraient fait part… Evidemment si je peux, via ce blog, relayer des messages ou informations je le ferai. En attendant, il faut faire ce que j’ai fait, je pense : ouvrir les yeux sur sa commune, son quartier, son village. Regarder qui sont et comment vivent ces gens qui ont besoin d’aide, ces démunis qui sont nos concitoyens (qu’ils soient roms ou pas, d’ailleurs). Tenter de savoir quelles sont les structures qui œuvrent pour les aider et voir comment, dans quelle mesure l’on peut les assister ou les consulter. Et puis aller rendre visite à ces personnes, se comporter en voisins. Tenter de savoir ce qu’il leur faut et en fonction de ses moyens, de son temps, de son énergie, leur apporter quelques denrées, un peu de soutien… les traiter comme des Hommes.

Et ici, maintenant, briser le silence, combattre l’ignorance et les préjugés, chaque fois que c’est possible.

P.S. ce billet est également disponible sur Mediapart, ici: http://blogs.mediapart.fr/blog/melikah-abdelmoumen/290513/60170-histoires-de-roms-8

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire