mardi 7 mai 2013

Les yeux grands fermés ("College Boy" et la laideur du monde)


Je vis en France depuis juillet 2005.

Et depuis juillet 2005, j’ai vu des dirigeants politiques, des aspirants dirigeants ou des ex-dirigeants tenir publiquement et fièrement des propos racistes ou homophobes, invités à la radio et à la télé pour expliquer leur « point de vue » (comme si la cécité était devenue une manière de voir), reçus le plus sérieusement du monde et écoutés comme si tout cela était bien normal.

J'ai vu des familles filmées marchant dans les rues et criant leur haine contre une partie de leurs concitoyens, leurs pauvres enfants brandissant des pancartes dont ils ne comprenaient pas le sens, dont ils ne pouvaient pas savoir qu’elles visaient à priver une partie des Français de certains de leurs droits pourtant fondamentaux, établis et reconnus par une certaine Charte un peu importante.

J'ai vu d'autres familles, moins blanches celles-là, jetées encore plus loin dans la misère simplement parce qu’elles étaient étrangères et miséreuses. Leurs cabanes démolies par des bulldozers. Le tout diffusé et rediffusé. L’indifférence de la classe politique devant cette situation inquiétante, choquante, voire tragique.

J'ai vu beaucoup, beaucoup de misogynie et de sexisme, dans la pub, à la télé, au cinéma, dans la vie de tous les jours.

J'ai vu ces gens fascinés, collés 24 heures par jour aux transmissions en direct de la traque d’un certain Merah qui avait terrorisé beaucoup de gens en France (dont moi, bien sûr). Les médias complètement colonisés par cette affaire. Je suis même tombée, par hasard, en allumant ma radio, sur une diffusion en direct de la fusillade finale. J’ai eu si peur que j’ai eu du mal à éteindre le poste. Il était midi et mon fils de moins de trois ans était à côté de moi. Il a eu peur aussi. Que cela soit diffusé n'a semblé gêner personne.

J’ai vu parfois le mépris tenace contre le « politically correct » à l’américaine et ai même, parfois, répondu timidement que s’il avait certes des mauvais côtés, il avait le mérite, au moins, de faire qu’un dirigeant politique qui tenait dans les médias des propos racistes ou homophobes, par exemple, ne risquait pas de conserver son poste.

Et j’ai vu tant de choses, encore, qui ont heurté mes habitudes de Nord-Américaine, une tolérance devant la haine, la discrimination et leur médiatisation. Choquée, criant haut et fort ma colère et mon incompréhension, je me faisais parfois répondre par mes proches : « si on écoutait ce que tu dis, la liberté d’expression et de débat en prendraient un sacré coup ! » Ce n’est pas faux. Je l’admets.  J’ai les défauts de la culture dans laquelle j’ai grandi.

Mais il faudra alors qu’on m’explique pourquoi le dernier vidéoclip du Québécois Xavier Dolan, pour la chanson « College Boy » d’Indochine, se mérite de telles condamnations, et de la part de hautes instances dont je vais finir par me demander si pour certains sujets elles ne sont pas devenues plus nord-américaines que moi – voire plus nord-américaines que l’idée caricaturale que l’on se fait parfois, ici, de l'Amérique du Nord.

Dolan dit beaucoup de choses mieux que je ne saurais le faire ici, dans une brillante et juste lettre ouverte, mais j’avais quand même envie, en tant qu’intellectuelle québécoise établie depuis 8 ans au pays d’Indochine, de dire deux mots de ma surprise… Surprise naïve d’exilée pas encore bien intégrée, sans doute… Sans doute y a-t-il des choses que je n’ai pas encore bien comprises, je le conçois volontiers.

Et sans doute y a-t-il dans les réactions au clip de Dolan quelque chose d’universel. Mais mises en contexte, par exemple à côté de la liste de mauvaises surprises que peut réserver ce pays (qui, heureusement, est loin d’être réductible à ces mauvaises surprises, j’en conviens aisément), il y a quelque chose qui pue là-dedans pour mon nez de Canadienne proprette, habituée au civisme excessif, à la vie aseptisée de là-bas, aux ravages du politically correct, mon nez de Canadienne baignée toute sa vie dans un climat hypocrite et contradictoire où la violence et la censure marchent main dans la main. (C'est vraiment typiquement nord-américain, ça? Ceux qui voient ainsi les Etats-Unis ou même le Québec doivent en effet avoir subi le choc de leur vie en voyant le clip de Dolan. Je ne leur conseille pas ses films et encore moins certains écrivains québécois comme Edouard Bond, Nicolas Chalifour, Hubert Aquin, Nelly Arcan, Catherine Mavrikakis, pour n'en nommer que quelques-uns "vite fait". Ils ne s’en remettraient pas.)

Pour essayer de mieux comprendre, j’ai tenté de faire abstraction de toutes ces considérations et de simplement regarder le clip. De me demander, s'il me dérangeait, pourquoi, et si je tolérerais que mon fils le voie. (Pas aujourd’hui, bien sûr, il a moins de 4 ans, mais disons, dans une douzaine d’années par exemple.)

OUI, le clip de Xavier Dolan me dérange, et c’est heureux. J’ai fini de le visionner et j’étais partagée entre les larmes, l’angoisse, la colère et… la reconnaissance. C’était un condensé de ce qu’ont pu me faire ressentir des œuvres comme les films American History X, Elephant, ou alors certains romans de Fitzgerald, Balzac, de Welsh, Ellis, Ellroy, King, Zola, Perec, etc. Horrifiée de voir ce portrait si juste du monde dans lequel je vis, blessée de voir cette représentation si fidèle d’une violence intolérable, angoissée de savoir que cette violence existe vraiment... et reconnaissante, si reconnaissante à l’artiste d’avoir eu le courage de faire de la laideur du monde une œuvre d’art aussi fine, belle et maîtrisée. Esthétiser ne veut pas dire glorifier ou entériner, quoi qu’en disent certains spectateurs dont les oeillères surefficaces n’ont rien à envier au bandeau qui bouche la vue de certains protagonistes du clip. Esthétiser, ça peut aussi être rendre lisible, visible, audible, assimilable et flagrant ce que l’on veut dénoncer, voire comdamner.

Pourquoi "College boy" m’a dérangée ? C’est une évidence. Pour les mêmes raisons qui font bondir les détracteurs de Dolan, je suppose : parce que ce clip nous force à regarder (et même à être happé par et plongé dans) ce dont on sait qu’il existe mais qui nous est insupportable. Divergences de vue : pour moi, l’art sert aussi à dire l’intolérable, à le rendre clair, à le donner à voir et à entendre, à ne surtout pas le nier.

Que ferais-je de tout ça, si mon fils avait quinze ans aujourd’hui ? C’est simple : loin de prétendre lui cacher l’existence de ce clip (projet que, puisque j’essaierais quand même d’être une femme de mon temps, je saurais pertinemment être impossible, voire risible), je le regarderais avec lui. Je lui dirais pourquoi et comment il me fait mal, où il vient frapper, dans quelles miennes peurs il vient trouver écho. Je lui dirais en quoi je crois que ce cinéaste a du talent, je lui parlerais de sa filmographie mais également des autres œuvres, visuelles, musicales ou littéraires, qui pour moi appartiennent à la même mouvance. Je lui parlerais des raisons pour lesquelles je les juge valables et de celles pour lesquelles certains diront le contraire de ce que je suis en train de lui dire. Puis, je me tairais et je lui demanderais son avis. Je l’aurais habitué à me parler, aussi librement que possible, de cinéma, de littérature, de musique. Je lui aurais appris que sa mère, toute vieille schnockette qu’elle soit, a construit sa vie sur ces choses-là. 

Je lui demanderais de me dire sa vérité, à lui, l’adolescent, devant cette œuvre sur la douleur de vivre son âge dans notre monde, dans le sien…  J’espère qu’il me ferait assez confiance pour m’en parler. J'espère que je saurais faire l’effort d’estimer et de respecter son regard, que je ne sombrerais pas dans ce préjugé commode selon lequel les jeunes sont trop imbéciles pour comprendre ce qu’ils voient et dont les adultes craignent qu’il les fera souffrir. J'espère que je serais à la hauteur, à sa hauteur. Comme sait l'être Xavier Dolan.

Mais ce qui est certain, c’est que je ne lui ferais pas l’injure de prétendre que cette violence n’existe pas, dans ce monde où je l’ai fait naître alors qu’il n’avait rien demandé. Ce réel avec lequel il devra pourtant apprendre à composer. Cette vie que je voudrais qu’il traverse tête haute, cœur bien accroché et surtout, yeux grands ouverts.  

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