jeudi 19 septembre 2013

Jours d'expulsion - se pardonner (Histoires de Roms 11)


Jeudi 19 septembre. Il est 8h08. Mon petit garçon crie dans mes bras, dans le vestibule, chez nous. Il ne veut pas aller à l'école. Il sait qu'aujourd'hui, pour la première fois, je ne viendrai pas le chercher à midi pour qu'il vienne manger à la maison. Il va vivre sa première journée complète d'écolier, de "grand". Il n'a pas encore tout à fait quatre ans, il a peur. Il se braque, il refuse que je le console, il n'arrive pas à se calmer, il est en colère, il est en larmes, je suis déjà sérieusement entamée par une sorte de gros rhume ou de grippe insidieuse et de le voir comme ça me demande tout ce qu'il me reste de forces. Ne pas m'énerver, ne pas lui montrer ma tristesse, ne pas lui montrer que j'ai mal de le voir avoir peur, être forte. Qu'il puisse s'appuyer sur moi. Ressaisis-toi, arrête de faire la gamine, c'est toi la mère. 

J'essaie de le raisonner, de rester calme. Nous allons être trop en retard alors je prends ses seize kilos dans mes bras et je décide de le porter jusque là-bas, à la fois pour gagner du temps et pour le serrer un peu contre moi. Mon téléphone portable, dans ma poche, sonne au moins huit fois. J'arrive tant bien que mal, tout en tenant le petit qui donne du fil à retordre à mes vertèbres pas franchement solides solides, à attraper l'appareil pour consulter l'afficheur. C'est Fabian. Il a appelé huit fois. Il n'a pas laissé de message. Ensuite Anaïs, qui elle en a laissé un, mais je n'ai qu'une main de libre et mon autre bras faiblit sous le poids de mon fils, qui pleure toujours.

Si je prends le message je néglige mon fils qui a absolument besoin de moi présente, disponible, concentrée pendant les dix prochaines minutes. Si je ne prends pas le message... si c'est grave... S'il est arrivé malheur à Clara, qui sort tout juste d'une semaine d'hospitalisation?

Pas le temps de penser. Monter les marches de l'école. Laisser le petit à la maîtresse. Il ne pleure plus mais me boude. Je lui dis que je l'aime et que ça ira. Il me croit, je pense, mais il veut me montrer qu'il est fâché contre moi. Je sors de l'école le cœur serré et au bord de la défaillance à cause de ce maudit virus, je pense que j'ai de la fièvre.

Je prends le message d'Anaïs. Fabian et Clara, avec tous leurs collègues du squat chez Rita, ont été expulsés ce matin. Elle va me rappeler avant de commencer le boulot à 9h.

Je rentre chez moi. Je renifle et j'éternue et je craque. Je m'effondre. Je n'ai pas la force de les rappeler. Je ne sais pas quoi leur dire. Je voudrais me cacher sous la couette. Sous le lit. Sous le parquet. Je voudrais ne pas m'en vouloir de ne pas pouvoir. Et je m'en veux de me dire ça.

Les dix derniers jours ont été durs. Mardi soir dernier, trois heures d'attente avec Clara chez le Dr. Z., un généraliste extraordinaire qui a accepté de devenir son médecin traitant et de la prendre en charge. Les problèmes devenaient trop nombreux et ingérables. Il fallait des analyses, des tonnes de tests, il fallait avoir l'heure juste. Fini les soins-sparadraps et le colmatage de fortune. Clara et moi sommes reparties de chez lui avec ordre de nous présenter le lendemain aux urgences, munies d'une lettre détaillée qu'il avait préparée pour le médecin de garde. Nous avions peur, mais nous savions que nous n'avions plus le choix.

Mercredi soir, premier essai, L'hôpital Médical D. Un hôpital militaire. Il nous a été conseillé par le Dr Z. parce qu'on y est bien soigné et qu'il y a moins d'attente qu'aux urgences normales. Clara a l'A.M.E. (l'aide médicale d'état) mais pas l'assurance maladie "classique", du moins pas encore. Ils ne peuvent pas accepter son dossier. Ils sont désolés. Et nous aussi. Nous venons de faire un trajet interminable en transport en commun, elle presque incapable de tenir debout, le corps meurtri de partout. 

Nous repartons vers les autres urgences, les normales, les pas militaires, celles où nous savons que nous attendrons des heures. 

Nous nous y traînons - enfin, elle, Clara, s'y traîne. Mais elle ne se plaint pas. Avoir trop mal pour se supporter, jour après jour, se gaver de médicaments, n'importe lesquels, ceux qu'on trouve, pour au moins atténuer la douleur, tous les jours, depuis des années, elle connaît. Elle met sa vie en danger en gobant n'importe quel antidouleur pour s'acheter une heure ou deux sans souffrance. C'est l'enfer.

Je passerai six heures aux urgences avec elle. Jusqu'à ce que le médecin de garde et son équipe (qui auront pris grand soin d'elle et l'auront traitée avec beaucoup, beaucoup d'égards toute la soirée) décident de la garder pour la nuit, avant de l'envoyer dans un hôpital cardiologique. Bilan, en plus de son éventration abdominale inopérable : diabète, problèmes de tension, de cholestérol, infection aux reins.

En rentrant, j'écrirai à un ami, Christian, avec qui j'ai le projet de transformer ce blog en livre avec photos, que j'aurais aimé qu'il soit là pour voir ce moment étrange et beau, pour le "capturer" avec sa caméra comme les mots semblent impuissants à le faire. Les six heures à attendre, le drôle de calme, la nuit qui tombe, les infirmières qui vont et viennent et qui au passage vous sourient, vous assurent que c'est bientôt fini, le médecin de garde seul pour une quinzaine de patients mais ne se défait pas de son calme olympien, et Clara qui s'est endormie sur son brancard, qui ronfle comme un bébé, ses ongles peints, ses barrettes en forme de papillons, sa coquetterie qui me touche, sa main dans la mienne. Son sourire quand elle émerge un moment et que je lui dis "dors, dors, je suis là, repose-toi"...

Elle est sortie de l'hôpital lundi. Je l'ai emmenée à la pharmacie pour récupérer sa panoplie de médicaments. Il a fallu que nous achetions un "semainier", que nous "organisions" les comprimés dans les petites cases, tellement c'était compliqué, tellement il ne fallait pas qu'elle se trompe dans les prises, tellement il fallait que ce soit fini, pour toujours fini, les histoires de je me gave de médicaments je les prends n'importe comment, j'ai mal, je n'en peux plus, je m'en fous, je veux que ça arrête.

Mardi, elle allait mieux, elle prenait sagement ses comprimés, Fabian et elle avaient bon espoir de pouvoir rester jusqu'à la trêve hivernale au squat chez Rita. Chez eux.

Mercredi, nous nous reparlions et ça allait moins bien: leur fille, D., et ses deux bébés, là-bas, en Roumanie, ont de gros problèmes. Au téléphone, Fabian, entendant que je suis enrhumée comme pas permis, me disait "repose-toi. J'espère que c'est pas grave. Te pup dulce". 

Et ce matin, en plein chaos, avec mon fils que depuis dix jours je néglige, comme mon mari, comme mon boulot, avec la fièvre, avec les cris, le téléphone qui sonne à répétition et moi qui ne peux pas répondre. Moi qui ai peur. Moi qui ai honte.

Moi qui ne saurai pas, avant d'avoir Anaïs au téléphone une fois le petit casé à l'école et d'être rentrée, me pardonner d'être à court. D'énergie. De forces. De courage. De volonté. 

Anaïs me somme de prendre une journée pour respirer. Elle leur a parlé. Ils se sont calmés. Ils cherchent un nouveau point de chute et en général, les jours d'expulsion, c'est toujours pareil: nous cherchons, nous angoissons, et Fabian nous rappelle, ragaillardi, pour nous dire d'arrêter de nous casser la tête, qu'il a trouvé ce qu'il leur faut (mieux que nous aurions jamais su le faire). 

Nous nous réservons un moment ce week-end pour aller les voir, eux, Fabian et Clara, mais pour aussi aller rendre visite à V. et à ses six enfants qui dormaient aux dernières nouvelles sous un périph', à la famille que suit Nicki, à cette fille de 15 ans qui a accouché d'une petite fille handicapée...

Je n'arrive ni à me reposer, ni à travailler, ni à les appeler (pour pleurer plus qu'eux et leur donner le cafard? non, aujourd'hui, je serais un poids, c'est pas le moment d'emmerder le monde avec mes états d'âme de fille privilégiée). Alors j'écris. J'écris parce que je me dis que ce blog doit aussi servir à ça, à dire ce que c'est que le "militantisme", "l'engagement" ces jours où on se sent dépourvu, pris de court, ces jours où on se trouve pris dans une spirale très moche. 

Décrire ce que c'est que d'en avoir ras-le-bol, de se casser le nez sur ses propres limites, et de s'en vouloir d'avoir envie de se le pardonner. 

Voilà le téléphone qui sonne de nouveau. C'est Fabian. Sans blague. Et comme écrire redonne des forces, haut les cœurs!, je vais répondre.

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