mardi 14 janvier 2014

Cas d'école (Histoires de Roms 14)



Elle a sept ans et sa main est dans la mienne. Nous marchons sous les nuages, chape de plomb. Il va bientôt pleuvoir, cela se sent et se hume. Il fait frais. Je remarque que ses parents ont voulu, pour le jour de sa première rencontre avec la directrice de l'école où je dois la faire inscrire aujourd'hui, lui mettre de jolies ballerines roses et des chaussettes propres. Si la chape de plomb tient ses promesses, N. aura les pieds trempés.

Elle a sept ans, c'est la deuxième des filles de Cendrillon. Appelons-la Nina (même si son véritable prénom est encore plus beau que ça).

Nous marchons seules toutes les deux, main dans la main. Ses parents me l'ont confiée. Son père, plutôt, car Cendrillon était partie faire la manche lorsque je suis arrivée chez eux à l'heure dite, pensant qu'il était simplement question que j'accompagne Nina et l'un de ses parents au rendez-vous... Romeo m'a plutôt demandé si j'étais d'accord pour y aller seule avec sa fille pendant que ses deux aînés veilleraient sur les plus petits et que lui irait chercher du bois à brûler.

J'ai évidemment accepté. J'étais fière comme une enfant. "Cendrillon et lui me font confiance désormais, au point de me laisser partir avec leur fille toute la matinée."

Nous marchons et à un moment, Nina me fait un si beau sourire que j'ai le réflexe de m'agenouiller et de la prendre dans mes bras. Ses cheveux sont coiffés, ses chaussettes et ses vêtements propres, mais il s'en dégage cette odeur que désormais je reconnaîtrais entre toutes, qui jusqu'à mon dernier souffle m'émouvra car pour moi elle a désormais un sens: l'odeur de tout ce bois douteux (planches traitées chimiquement, mélamine, que sais-je encore), ce bois-ordure-des-autres dont ils n'ont pas le choix de se servir pour se chauffer.

*


C'est en novembre que nous avons entamé les démarches. Nous sommes allés à la mairie avec Cendrillon, Romeo et leur aîné qui parle très bien le français. Nous avons déposé des dossiers pour trois des six enfants: les deux plus petites des filles, en âge d'aller à l'école maternelle, et Nina, pour l'école élémentaire. Le petit dernier est encore bébé. Le grand de treize ans et demi et la belle A., 12 ans, relevaient d'un autre système, celui du collège. Ce sont d'autres démarches et de longs mois d'attente en perspective. Une mission à la fois.

Exactement comme ce fut le cas pour mon fils, il fallait d'abord obtenir pour les trois petites un certificat de préinscription (après avoir déposé un dossier avec preuve d'adresse, pièces d'identité pour les enfants et leurs parents, etc.), généralement disponible en quelques jours. Nous avons été très bien reçus par le personnel de la mairie, courtois et efficace. 

Vous vous demandez comment font les SDF pour donner une preuve de domicile? C'est possible. Sans entrer dans les détails: il existe des organismes et associations qui permettent aux personnes sans logement d'avoir en quelque sorte une boîte postale qui est à la fois leur "adresse officielle", celle qu'ils peuvent donner dans toutes les démarches administratives qui l'exigent (et elles sont nombreuses). Cendrillon, qui est très consciencieuse, s'était assurée de réunir, avec l'aide d'Anaïs, tous les documents nécessaires.

Nous avons donc obtenu, quelques jours plus tard, les certificats de préinscription pour les trois petites, mais entretemps la famille avait été virée de sous la bretelle de périphérique où elle s'était réfugiée... Elle avait trouvé refuge à l'autre bout de la municipalité, et l'école qui avait été attribuée aux filles se trouvait désormais à plus d'une demi-heure de leur lieu de vie... Pour deux petites de la maternelle et une autre en CP, ça faisait beaucoup.

J'ai recontacté la mairie et leur ai tout expliqué. Tout a été mis en oeuvre pour rapprocher l'école des filles de leur domicile. Tout juste avant Noël, j'avais en main les nouveaux certificats de préinscription. Me restait désormais à prendre rendez-vous avec les deux directrices, celle de la section maternelle et celle de l'élémentaire, dès la rentrée de janvier...

*

Nina et moi marchons et nous cherchons l'école. Je me suis imprimé un plan du quartier mais je suis un peu perdue. J'essaie de rassurer Nina. Elle rit devant l'énergie que je déploie pour calmer une inquiétude que, manifestement, elle n'éprouve pas. Je me rends compte que l'école est à un gros quart-d'heure à pied de chez elle.

L'encre sur mon plan du quatier commence à faire des rigoles sur le papier tout trempé. Je n'ai pas de parapluie. J'ai la main de Nina dans la mienne, nous marchons, et entre deux "ça va? Tu n'es pas trop mouillée? Tu n'as pas trop froid?", je me rends compte que je parle trop, que je lui pose trop de questions. C'est comme lorsque je marche avec mon fils à moi, c'est pareil même s'il est plus jeune qu'elle: j'ai cette espèce de sollicitude que je devine agaçante, je pose trop de questions, je m'en rends compte et alors je laisse tomber, je laisse le silence s'intaller entre l'enfant et moi, mes pensées errer au gré du rythme de la marche... et je laisse de l'espace pour les siennes, de pensées, aussi, je suppose. Avec mon fils, il m'arrive de me demander ce à quoi peuvent bien ressembler les pensées vagabondes d'un enfant de 4 ans. Avec Nina, c'est encore plus mystérieux: que peut-elle bien être en train de se dire, marchant ainsi avec moi vers un rendez-vous avec une directrice d'école française où elle est censée aller passer ses journées au milieu d'enfants dont, sans doute, la majorité ne verront d'abord que l'Autre en elle? Que s'imagine-t-elle de ce à quoi "l'école en France" ressemblera?


*


Une fois que l'on a en main le ou les certificats de préinscription de l'enfant, il s'agit donc de téléphoner à la directrice ou au directeur de l'école et de prendre rendez-vous pour l'inscription. Il faut arriver au rendez-vous avec le certificat, et le carnet de santé de l'enfant prouvant qu'il est à jour de ses vaccins.

Les petites de Cendrillon ne le sont pas. Elles n'ont pas de carnet de santé (ils ont brûlé cet été dans l'incendie qui a ravagé le bidonville où la famille était installée). 

La directrice de la section élémentaire, celle qui doit prendre Nina en charge, me dit de venir tout de même au rendez-vous et que nous verrons ensuite.

Celle de l'école maternelle préfère que je me charge de faire vacciner les petites d'abord  - sans doute parce que l'école maternelle, qui en France réunit des enfants de 3 à 5 ans, est davantage un nid à virus que l'élémentaire (où  en général les enfants ont passé l'étape que les parents connaissent et haïssent tous, celle de la petite enfance et de la pénible construction d'un système immunitaire par le truchement d'un chapelet de maladies)...

Comment se fait-on vacciner quand on n'a ni couverture médicale, ni argent, ni foyer?

Il faut prendre rendez-vous à un endroit qui s'appelle la "PMI". Ne me demandez pas combien de temps il faut et comment ça fonctionne, je n'y suis pas encore. Ce sera le sujet de la semaine prochaine. Une mission à la fois.


*

Il pleut pour de bon, maintenant. Nous arrivons dans le bureau de la directrice un peu trempées. Elle nous accueille chaleureusement et appelle Nina "la petite louloute". J'en suis émue. Je suis nerveuse. Nina aussi, on dirait.

La directrice aborde un problème que je prévoyais: elle est tout à fait prête à accueilir Nina, elle considère d'ailleurs que c'est son devoir, elle croit mordicus à l'école laïque, républicaine et ouverte à tous, mais comment se fait-il qu'on ait voulu envoyer Nina à cet établissement, qui se trouve à vingt bonnes minutes à pied du squat où elle habite, alors qu'il y a une école à cinq minutes?

Ni une ni deux, la voilà au téléphone avec le directeur de l'école en question, qui se dit prêt à accueillir Nina.

Il faut maintenant retourner à la mairie et tenter d'officialiser la chose. 

"Si ça ne fonctionne pas, évidemment, je prends la petite. Tenez-moi au courant."

Repartir sous la pluie. Nina fatiguée. Les pieds trempés. Sa capuche de sweat-shirt qui ne la protège pas de la pluie.

Hésiter. Décider que je vais la raccompagner chez elle et aller seule à la mairie ensuite. S'arrêter pour acheter un parapluie et quelques victuailles pour ses parents. La raccompagner chez elle, main dans la main sous le parapluie que j'ai choisi translucide pour pouvoir voir le ciel.

Nina qui insiste pour porter le sac de courses. 

Je ne sais pas si elle comprend bien tout ce qu'il reste à faire avant qu'elle puisse effectivement commencer l'école.

*


La mairie m'explique qu'on a peut-être attribué cet établissement aux filles pour éviter d'avoir à les séparer. Que peut-être il n'y avait pas de place pour toutes les trois à l'école tout près du squat. On prend tout en note, y compris mes coordonnées. On me promet de traiter le dossier avec diligence. On est d'une gentillesse exquise. On me dit de ne pas me décourager. Cette chaleur me fait du bien.

Et une fois tout ça réglé, que se passera-t-il? Nina commencera l'école mais il faudra vite la faire vacciner et également, grâce aux Restos du coeur qui apparemment offrent ce service gratuitement, obtenir une assurance pour lui permettre de participer aux activités scolaires et périscolaires. 

Donc d'ici une semaine, ou deux (ou trois?), il est possible, réellement possible que Nina commence l'école. Mais malheureusement, il y a encore un risque, un problème: qu'elle, sa famille et tous leurs voisins soient expulsés des lieux désaffectés qu'ils occupent illégalement. Peut-être, bientôt, demain, la semaine prochaine, dans deux mois, qui sait, expulsion. Alors les chances qu'elle continue de se rendre tous les jours en classe deviendront quasi inexistantes. Il faudra attendre que ses parents retrouvent où se réfugier, que la famille se "stabilise" ailleurs (pour combien de temps?) Et il faudra reprendre de zéro les démarches... tout en sachant qu'une fois arrivés au bout, au but, tout pourra s'écrouler de nouveau, que peut-être tout sera, encore, à recommencer.

Mais j'essaie de ne pas penser à ça. J'essaie de penser à Nina lors des ateliers lecture que nous faisons parfois avec Anaïs, Philippe et les autres enfants du squat, ou aux ateliers de peinture organisés par l'association CLASSES, j'essaie de penser à la concentration de Nina dans ces moments-là, son zèle de bonne élève, son désir de nous montrer son sérieux, sa fierté lorsqu'elle montre qu'elle sait nommer des choses en français. Cette application bouleversante qui transparaît jusque sur les photos que Christian a prises d'elle de dos, lorsqu'il est venu passer quelques jours ici. J'essaie de ne penser qu'à ça, qu'à ce petit corps penché sur une feuille ou sur un livre, cette petite personne qui a soif d'apprendre. D'éviter de penser au reste. Je sais que c'est bête. Mais c'est nécessaire. Si je pensais au reste, si je pensais plus loin, je me découragerais par avance. Je laisserais tomber. 

Et il est hors de question que je laisse tomber Nina.


*

Après avoir laissé le dossier entre les mains de la gentille et compréhensive dame de la mairie, je rentre chez moi. Je reconnais sur mes vêtements l'odeur de l'entrepôt-squat. Contrairement à mon habitude, je ne me change pas. Je ne passe pas un pantalon et un t-shirt "normaux" pour éviter que les gens que je croiserai en allant chercher mon fils à l'école sentent sur moi l'odeur de la fumée que crachent les poêles de fortune de ceux qui n'ont pas de vrai chez eux. Ceux pour qui l'idée, si évidente pour nous tous, d'aller chercher leurs enfants à l'école, ressemble davantage à un voeu pieux qu'à une véritable éventualité.

Dorénavant, quand je rentrerai du squat-entrepôt où logent Cendrillon et les siens, ou du bidonville où vivent Fabian et Clara, je garderai mes vêtements fleurant la fumée de bois douteux jusqu'à la fin de la journée. Je porterai ce parfum comme un blason. Comme un rappel. Comme la preuve de ce que je sais, et que je n'oublie pas.






Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire