mardi 4 février 2014

Se construire (Histoires de Roms 15)

(Photo: Christian Desmeules)


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Le 34, rue Primat à Villeurbanne. 

Au moment où j'écris ces lignes, il est en cours d'évacuation. Le propriétaire des lieux s'apprêterait à y commencer des travaux. A "s'y construire", comme on dit au Québec. "Il a acheté un terrain. Il va se construire dessus", qu'on dit, là bas. Richesse de certaines expressions.

C'est, évidemment, son droit le plus strict, au propriétaire des lieux qu'eux occupaient illégalement. Je le sais bien.

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Le 34, rue Primat à Villeurbanne, c'est l'endroit où habitaient Cendrillon, son mari et leurs six enfants, et aussi plusieurs autres familles, certaines que je connaissais déjà, certaines que j'ai rencontrées, certaines que je n'ai que croisées et saluées...

C'est aussi l'endroit où Cendrillon et les siens, en plus de quelques autres, sont venus échouer en novembre après avoir passé près de quatre mois à vivre à même le béton, sous une bretelle de périphérique.

Avant ça, ils étaient dans un grand bidonville qui a brûlé l'été dernier. Ils ont échappé de justesse aux flammes qui ont dévoré leur cabane, et y ont perdu le chien que les enfants avait adopté.

Avant ça, ils avaient tenté un retour en Roumanie, qui a été encore plus rude que leur vie en France. Entre autres parce que Nina, leur fille de 7 ans, a été hospitalisée plusieurs semaines en raison de problèmes pulmonaires.

Et avant ça, c'est ce moment où ma vie a changé, ce moment où je les ai connus, par mon amie Anaïs qui les aidait depuis plusieurs mois déjà. C'était il y a un peu plus d'un an. Ils vivaient dans un tout petit bidonville, où il y avait une douzaine de familles, parmi lesquelles Fabian et Clara, que les lecteurs de ces billets connaissent bien.

Mais depuis cet automne, ils vivaient donc dans cet immense entrepôt vide flanqué d'un immeuble à bureaux abandonné, actuellement en cours d'évacuation. Je n'ai pas pu être présente sur les lieux. J'ai mon propre devoir maternel à assumer à ces heures de la journée. Et eux, qui connaissent mon fils, refusent catégoriquement que je néglige mon rôle de mère. Alors je suis chez moi et j'attends. J'attends l'appel du fils aîné de Cendrillon, qui doit me téléphoner pour me dire comment ça s'est passé, si on leur a proposé un logement de secours - à eux et aux autres.

Pour ne pas me laisser bouffer par l'insoutenable de cette attente, pour arrêter de me dire que j'ai froid pour eux et de rester transie à ne rien faire, je pense à ce que signifient pour moi, pour eux, et pour tous ceux qui y sont passés, ces mots: "34, rue Primat"...

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Le 34, rue Primat, c'est ce lieu où Christian m'a accompagnée pour prendre des photos. Ce sont les enfants qui se regroupent devant son objectif et se chamaillent, se serrent les uns contre les autres et prennent la pose, accolades, rires, moues de stars, airs de défi, sourires des yeux qui en ont trop vu... "Attends, monsieur, ne me prends pas ici, prends moi plutôt là... Sinon, derrière, on voit la misère." 

Comment ils s'accrochent ensuite à lui pour qu'il leur montre, sur le petit écran, à quoi ressemblent les clichés. 

Les Oh! et les Ah! Les petites exclamations satisfaites. Se découvrir dans ce drôle de miroir qu'est le regard d'un autre.

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Le 34, rue Primat, c'est le lieu où se tenaient les ateliers de lecture chapeautés par Anaïs, où Philippe ou moi l'accompagnions de temps en temps, les dimanche matins. Les enfants fascinés par les livres. Leur apprentissage de la manière dont on les manipule, les soigne et les aime. Ce miracle de voir la petite S, 3 ans, tornade sur pattes, s'immobiliser tout d'un coup, s'asseoir devant la page, poser la main sur l'image et regarder le livre, fascinée.

C'est aussi là que se tenait, tous les mercredis, l'atelier de peinture organisé par l'association C.L.A.S.S.E.S., et auquel mon fils a déjà participé. Les petits corps assis sur des bâches au milieu de l'immense entrepôt, les bénévoles distribuant des assiettes de carton où la gouache faisait des taches vives et gaies, les oeuvres accrochées à une grande corde tendue juste à côté, peintures d'enfants comme les autres, tenues par des pinces à linge, séchant au milieu des gazouillis.  Ce jour-là, c'était l'épiphanie, et chacun était roi ou reine. Toutes ces petites têtes couronnées de couleurs en ce lieu tout gris, se pavanant à la fin de l'atelier... voilà une image que je n'oublierai jamais.

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Le 34, rue Primat, c'est un midi dans la cabane de Cendrillon, moi seule avec sa fille aînée, Alina, et ses trois jeunes soeurs, juste avant le moment où Nina (7 ans) et ses deux cadettes de quatre et trois ans doivent rencontrer pour la première fois les directeurs de l'école voisine, où elles commenceront les cours le surlendemain.

C'est Alina, 12 ans, refusant mon aide et mettant de l'eau dans un bol avant de le poser sur le poêle à bois de fortune, pour la faire chauffer. Alina s'affairant à choisir des vêtements propres pour ses trois soeurs. Alina, une fois l'eau chaude, posant le grand récipient sur le sol, prenant tour à tour ses cadettes contre elle, leur penchant la tête et leur lavant consciencieusement les cheveux et le visage.

C'est Alina les coiffant avec amour et fermeté, malgré leurs protestations.

Elles ont en effet commencé l'école le surlendemain. C'était il y a moins d'une semaine. Après des débuts un peu confus, les choses semblaient vouloir bien s'engager. Je rêvais, pour Nina et ses soeurs, j'entrevoyais la possibilité de voir quelque chose se construire. Et je sais bien ce que ces mots veulent dire. Je les emploie à bon escient. Entrevoir la possibilité de voir, c'est ténu et fragile.

La suite dépendra de ce qu'on leur propose un hébergement ou non ce matin. De l'endroit où la famille se trouvera. Leur sera-t-il possible de poursuivre à la même école? Seront-ils trop loin? Baisseront-ils les bras? 

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Le 34, rue Primat, c'était aussi retrouver un autre jeune père de famille, B., dont le français était excellent, le visage doux, et le fils si désireux d'aller lui aussi à l'école qu'il m'en parlait à chacun de mes passages. 

Je me tenais là, discutant avec un adulte et je sentais qu'on tirait sur ma manche ou sur ma jupe, tout doucement. Je me retournais et baissais les yeux et alors je voyais les siens... Yeux de velours, si tristes et comme emplis de désirs qu'on sait impossibles. Comme sortir de la misère et aller à l'école.



"Mélikah, c'est quand que je vais partir à l'école?", me demandait-il chaque fois de sa petite voix. Et récemment, je pouvais enfin lui répondre: "Ton papa et moi, nous avons parlé. Il doit simplement réunir un ou deux documents, puis nous irons tous ensemble à la mairie pour t'inscrire."

"Demain?"

"Peut-être pas demain, mais dès que possible."



La suite dépend de ce que j'apprendrai aujourd'hui. Pour le moment, j'attends de leurs nouvelles.



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Le 34 rue Primat, c'était ce graffiti hideux sur un mur extérieur: "Dehors, les Roms!" et, quelques jours plus tard, cette affiche qu'une personne que je ne remercierai jamais assez avait collée juste à coté:



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Le 34 rue Primat, c'était encore beaucoup, et il faudrait beaucoup de pages.

En quelques semaines, quelque chose s'y est construit. Pour eux. Pour nous. Entre eux et nous.

Il faut maintenant superposer à toutes ces images, à tous ces souvenirs, l'idée d'un terrain rasé pour laisser place à autre chose. 

Et celle de 130 personnes à nouveau en errance.


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p.s. Selon les nouvelles que je reçois à l'instant, on aurait proposé un hébergement à l'hôtel à 5 ou 6 familles avec bébés, dont celle de Cendrillon... Je ne sais pas pour combien de temps... à suivre... 




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