jeudi 9 octobre 2014

Colibri en colère (Histoires de Roms 24)

Photo: Christian Desmeules
*

D’une fatigue l’autre, la haine de l’homme finit toujours 
en rejet de la démocratie.



Edwy Plenel, Pour les musulmans 
(Editions la Découverte, 2014)


 *
Ces personnes que  j'aide et aime...
On dit qu’il n’est pas possible de faire autrement que de les encourager à quitter ces bidonvilles, et carrément à rentrer dans leur pays. Après tout, ils n’ont pas les moyens de vivre ici une vie digne de ce nom. On dit cela en omettant soigneusement de préciser que ces moyens, ils ne les auraient nulle part, et pas davantage chez eux, et qu’il s’agit plutôt, assumons-le au moins, de refuser de les aider malgré cela.
On dit notre société n’a pas les moyens d’accueillir toute la misère du monde.
Se rend-on bien compte de ce qu’on affirme quand on dit cela, « notre pays n’est pas prêt à accueillir toute la misère du monde »?  Prend-on bien la mesure de l’absence choquante de nuances, de sens des proportions et des chiffres, mesure-t-on bien à quel point on se tient obstinément et bêtement accroché à ses œillères de petit privilégié à la noix, lorsqu’on compare la portion de gens qui, chaque année, voudrait trouver sa place dans un de nos pays de privilégiés et l’ensemble – c’est-à-dire toutes les personnes sur la planète, de tous les pays– , de ceux qui vivent dans la misère? On s’en tire à bon compte pour tétaniser son interlocuteur devant cet apparent bon sens… « Mais oui », se dit-il, comme tenu de se rendre à une évidence qui n’en est pas une, « c’est vrai que toute la misère du monde, ça fait beaucoup! »
Sauf que, pour donner l’exemple du nombre de personnes roms sans abri en France, on parle plutôt de 17 ou 18 mille. Bien loin, on en conviendra, de toute la misère du monde. On nous demande bien moins que cela. On nous demande de faire notre part, mais la vérité, regardons-la en face, c’est qu’on veut en faire le moins possible.
Je revendique le droit de penser en d’autres termes que ceux du moins possible.
Je revendique le droit de remettre en cause ces pseudo-évidences qui ont pour but de me maintenir impuissante et inactive, indifférente et capitulée.
Je revendique le droit, même sans thèse en économie, de me demander si une société telle que la nôtre ne pourrait pas faire le choix de prendre en charge ses démunis, qu’ils soient des « natifs » ou non, surtout lorsque ces derniers ont des enfants qui n’ont rien connu d’autre que la vie ici, des enfants qui sont entrés dans un processus de scolarisation, ou lorsque la vie dans leur pays est beaucoup plus périlleuse que la vie ici, même si la vie ici se vit dans un bidonville sans eau et sans électricité. Je pense être en droit de me demander si les choix économiques de société qu’on nous présente comme une absolue nécessité ne sont pas, en réalité, exactement cela, des choix, parmi d’autres – mais qui arrangent sacrément ceux qui veulent nous les vendre?

Un jour, dit la légende, il y eut un immense incendie de forêt. Tous les animaux terrifiés, atterrés, observaient impuissants le désastre. Seul le petit colibri s’activait, allant chercher quelques gouttes avec son bec pour les jeter sur le feu. Après un moment, le tatou, agacé par cette agitation dérisoire, lui dit : "Colibri ! Tu n’es pas fou ? Ce n’est pas avec ces gouttes d’eau que tu vas éteindre le feu !" Et le colibri lui répondit : "Je le sais, mais je fais ma part."


Quand je vois Cendrillon et ses enfants, qui sont passés de vivre pendant trois mois à même le béton sous une bretelle de périphérique l’an dernier à, cette rentrée-ci, aller à l’école tous les jours, les filles en parfaites écolières, passionnées et enthousiastes, quand je vois les deux aînés entrer au collège et recevoir une bourse, quand je vois la plus jeune, autrefois surnommée (avec tout notre amour) diablesse de Tasmanie, aujourd'hui penchée sur son pupitre, tirée à quatre épingles, dessinant, sagement, dans sa classe de maternelle, quand je vois leur mère qui reprend la force de se battre en constatant que ses enfants ont l’espoir d’un autre avenir… 
Quand je vois ce chemin qu'ensemble, eux, moi, et les quelques autres personnes qui ont décidé que le moins possible n'était pas acceptable, avons parcouru...
Quand je vois le bonheur que cette famille apporte à tous ceux d'entre nous qui la suivons depuis deux ans, et à tous ceux qui l'entourent...
Quand je vois tout ça, eh bien, j’ai envie de le dire, aux apologistes de l'indifférence et du moins possible:
Je suis le colibri, et je vous arrose.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire