mercredi 5 novembre 2014

Appel (Histoires de Roms 25)



« Hommes et femmes de bonne volonté, qu’attendons-nous ? »
Edwy Plenel*


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Au début, il y a avait moi, simple citoyenne dont ce n'était absolument pas (dont ce n'est toujours pas) le métier. Immigrée en France depuis quelques années. Œuvrant plutôt dans le domaine du livre, de l'écrit. Sensible aux inégalités sociales, mais pas à proprement parler engagée. Récemment mère. Exilée heureuse mais aussi parfois déchirée (un classique). Et il y avait ces nouveaux amis que je m'étais faits depuis mon installation, parmi lesquels Anaïs, qui s'impliquait auprès de familles roumaines vivant dans un petit bidonville derrière un restaurant KFC (lieu qui n'existe plus aujourd'hui.) Son engagement était source d'admiration, d'inspiration, il remuait profondément certaines choses en moi. C'était en décembre 2012. Je lui ai dit: "je veux t'y suivre".

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Il y a donc ensuite eu nous, Anaïs et moi, à partir du moment où elle a bien voulu que je l'accompagne dans ses visites hebdomadaires au "bidonville KFC". Ensemble, nous allions chaque semaine distribuer ce que nous avions pu trouver pour aider la dizaine de familles qui vivait là: couches pour les bébés, bougies pour s'éclairer le soir, vêtements, chaussures, lait, bouteilles d'eau, shampooing, savons, bassine pour laver le nouveau-né d'unetelle, pantalon pour untel, et même, une fois, un violon. Ces choses, nous les trouvions en faisant des collectes parmi nos proches, en fouillant dans nos placards, en investissant quelques euros (nous connaissions les meilleurs prix en matière de shampooing, d'eau minérale, de savons pour le corps)... Nous y arrivions à nous deux parce que le nombre de familles vivant sur ce terrain était très modeste, et parce que nous savions tous, eux comme nous, que sans pouvoir prétendre en faire assez, nous adoucissions quand même un peu leur quotidien. A l'échelle de l'océan, c'était une goutte d'eau, mais dans la vie par exemple de Nina, la petite fille de six ans qui avait maintenant des bottes de pluie et n'avait donc plus à marcher pieds nus en décembre, c'était plus que cela.

Un jour, il y a eu l'évacuation du terrain. Au printemps 2013. Tout ce petit monde s'est trouvé éparpillé. Nous savions où trouver certains d'entre eux, mais pas tous. Cendrillon, notamment, s'était embarquée avec son mari et leurs six enfants pour la Roumanie, deux jours avant le démantèlement du bidonville. Devançant le rejet, en quelque sorte. Fabian et Clara m'ont contactée par téléphone, et Anaïs et moi avons pu les suivre et les soutenir pendant les semaines suivantes. Cendrillon et les siens ont fini par revenir. Elle et Anaïs se sont retrouvées par hasard un jour dans un centre commercial, se sont jetées dans les bras l'une de l'autre, c'était en juin 2013. 

Cet été-là, dont j'ai passé une bonne partie en terre natale, au Québec, j'ai gardé contact par texto avec Clara et Fabian depuis Montréal, et Anaïs continuait son oeuvre auprès d'eux et de Cendrillon retrouvée, des enfants, de certains de leurs voisins, etc. Il faisait très chaud. Elle prenait chaque jour quelques enfants dans sa voiture et les emmenait à la piscine.

Cendrillon vivait alors dans un bidonville où se trouvaient près de 400 personnes. La moitié a été rasée par un incendie pendant qu'à Montréal, j'apprenais horrifiée le terrible accident ferroviaire de la petite ville de Lac-Mégantic, au cours duquel le déraillement d'un train bourré de pétrole brut léger a provoqué des explosions, rasant le centre-ville et tuant 47 personnes.

A Lyon, Cendrillon, son mari et les enfants ont échappé de justesse aux flammes. Leur petit chien, qui se collait la nuit contre les gamins et les tenait au chaud, a eu moins de chance.

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Quand je suis rentrée, je les ai tous retrouvés. Fabian et Clara avaient déniché une chambre dans un squat où un groupe de jeunes Français sans-abris avait décidé d'accueillir deux ou trois familles roumaines. Quant à Cendrillon et ses enfants, ils s'étaient réfugiés, avec quelques autres familles, sous une bretelle de périphérique, à même le béton, dans la suie et la fumée des pots d'échappement des centaines de voitures qui leur passaient pratiquement sur la tête chaque jour...

A cette époque-là, nous étions devenues trois. Notre amie Nicki, à qui nous racontions ce dont nous étions témoins, avait décidé de s'embarquer avec nous. Je n'oublierai jamais son émotion lorsqu'elle m'a raconté sa première visite sous le périph'. Parce qu'elle faisait écho à la mienne, bien sûr. Nous y allions, toutes les trois, pour distribuer des bouteilles d'eau et quelques denrées, pour récupérer des vêtements à laver pour eux, etc. Nicki s'était aussi rapprochée d'une autre famille, dont elle aidait à inscrire la fille aînée à l'école et qu'elle soutenait en tout, ou à peu près.

Non, nous étions trois qui étions six, car il y avait, soutiens de l'ombre, alliés indéfectibles, nos trois compagnons, prêts à faire chauffeurs, déménageurs, babysitters, confidents, psys, secrétaires...

Pire: en vérité, depuis Montréal et l'été 2013, nous étions trois qui étions six qui étions sept, car il y avait désormais aussi Christian, critique littéraire et chroniqueur québécois, qui avait découvert mon blog et dont j'avais découvert qu'il était également photographe. Nous avons lancé l'idée qu'il vienne en France rencontrer ces gens, les photographier dans le but d'illustrer ce blog, ou même, pourquoi pas, un livre que je leur consacrerais?

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A l'hiver 2013, Cendrillon et les siens avaient trouvé à se construire une petite cabane dans une usine désaffectée, tandis que Clara, Fabian et la famille aidée par Nicki s'étaient tous installés sur un nouveau petit terrain (qui n'existe plus aujourd'hui). Nous continuions à les suivre et à les soutenir autant que nos moyens, nos énergies et le temps nous le permettaient, mais en tentant d'aller un peu plus loin, c'est-à-dire 1. en aidant les parents à inscrire leurs enfants à l'école avec l'aide de l'association CLASSES, et 2. pour Clara par exemple, qui a des problèmes de santé chroniques, en trouvant, avec l'aide de personnes engagées chez Médecins du Monde, des débuts de solutions.

C'est ainsi que notre chemin a croisé celui de Gilberte, Geneviève, Elisabeth, Isabelle, Edmond, Henri, Blandine, Emilienne et les autres. Tous oeuvrant (et certains de métier), dans le domaine de la santé ou de l'éducation, pour les personnes que nous avions décidé d'aider.

Par le biais de ce blog, j'ai fait la connaissance d'autres personnes encore, voisines ou lointaines, qui m'ont offert de l'aide, donné des outils, fait parvenir des mots de soutien, des bonnes adresses, envoyé des téléphones portables, invitée à prendre l'apéro pour discuter des questions que je me posais, de mes doutes, de mes moments d'abattement. Ces personnes qui m'ont donné des armes pour ne pas me laisser décourager. Ces personnes qui, comme Roxanna ou Camille dont c'est le métier, sont aujourd'hui celles vers qui je n'hésite pas à me tourner lorsque je suis rongée par le doute, que je me perds dans des questionnements abyssaux, ou que j'ai simplement envie de passer des heures à discuter difficultés, projets, espoirs, limites et possibles.

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Notre petit réseau ne suffira certes pas à changer le monde, à éradiquer les inégalités, ou même, plus modestement, à sortir ces familles de la misère. Même à nous tous et même en concentrant toutes nos énergies sur un tout petit nombre de personnes, nous n'y arrivons pas. Mais quand même, nous avons vu, par exemple, la famille de Cendrillon passer de la vie à six enfants et deux adultes dans une tente de fortune sous une bretelle de périphérique, à devenir une famille qui, oui, est toujours dans la misère et qui, non, n'a pas encore une situation même minimalement acceptable, mais dont la mère maîtrise de mieux en mieux le français et dont cinq des enfants sur six sont devenus des écoliers depuis maintenant plusieurs mois. Evidemment qu'ils vivent toujours dans un bidonville. Evidemment qu'ils ratent parfois l'école parce qu'il a plu toute la nuit et que tout a été trempé dans leur cabane qui fuit, qu'ils ont attrapé froid, qu'ils se sont enrhumés... ou qu'ils n'ont pas, comme en ce moment, assez de vêtements chauds... Ou que je n'ai pas eu le temps de faire assez de lessive, ou qu'il manquait de shampooing, ou d'eau, ou de savon, pour que Cendrillon puisse les emmener à l'école comme elle tient à les y emmener: propres comme un sou neuf, beaux comme des princes et princesses. Bien sûr qu'elle manque encore de tout, et qu'il reste tant de démarches à faire, d'épreuves à traverser, avant que se réalise ce rêve si normal: vivre quelque part sous un vrai toit, donner à ses enfants un avenir auquel elle, qui appartient à une génération sacrifiée, n'a pas pu oser prétendre...

Bien sûr, parfois, nous sommes fatigués, nous avons du mal à jongler avec tout ça, et nos propres limites. Mais nous continuons, comme nous le pouvons. Et ce que nous en retirons, nous, est si extraordinaire qu'il faudrait tout un livre pour le décrire, pour en faire le tour.

Alors voilà, j'ai décidé de témoigner de cela, ici dans ces billets, ailleurs dans un livre, et de demander à Christian de dire, avec ses photos, ce que les mots sont impuissants à rendre. 

Pour vous donner envie, vous contaminer. Vous appeler. 

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Au début il y avait moi, devant la clôture entourant le petit bidonville KFC, aux côtés de mon amie Anaïs, ne sachant pas qu'une partie de mon avenir se tenait là-derrière. Moi qui ai voulu passer de l'autre côté. Moi, simple citoyenne, dont ce n'est ni le métier ni la formation. Moi qui apprends à mesure qu'on avance, moi dont la vie est devenue incroyablement plus complexe, et plus riche. Car, comment le dire pour bien en rendre la mesure... Il suffit qu'un premier pas vous emmène de l'autre côté de la clôture, puis de quelques instants, yeux grands ouverts, à regarder ce qui s'y trouve, ceux qui s'y trouvent, pour le savoir, pour se le dire: ça y est, j'ai traversé. Rien ne sera plus jamais pareil. Et c'est tant mieux.

Vous me suivez?






*tiré du magnifique Pour les musulmans, Editions La Découverte, 2014.
**ce billet est dédié à tous ceux qui m'ont offert leur aide, morale et/ou matérielle, depuis le début de cette histoire. Mille fois merci! 



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