jeudi 20 novembre 2014

Chaleur (Histoires de Roms 27)

Il y a ce souvenir qui te revient parfois, par exemple dans ces périodes où les discours d'exclusion  s'appuyant avec leur malhonnêteté habituelle sur telle conjoncture, tel fait divers, ou sur la complaisance de certains de ceux qui tiennent les micros et les caméras, ou encore sur un énième cirque électoral   semblent revenir et revenir et s'enfler, et s'enfler jusqu'à donner l'impression de tout balayer sur leur passage. Ressac nauséabond. 

*

C'est le mois d'août.
Il fait étonnamment chaud pour une journée de fin d’été. L’air est compact et écrasant.
À vélo, tu rentres du squat où Fabian et Clara ont été accueillis, avec deux autres familles roumaines, par une bande de jeunes Français qu'on dit anarchistes, un peu comme si c'était là une insulte. 
Au milieu des bouchons de fin d’après-midi, sur un boulevard commercial aux immeubles dont les façades vitrées semblent refléter et décupler la chaleur, tu as l’impression d’être encaissée dans l’atmosphère. Tu sues. Tu souffles. C’est comme pédaler au fond de l’océan.
Dans le panier de ton vélo, le cadeau que Fabian et Clara ont tenu à t’offrir, et qui t’inquiète, car cela doit rester au frais, voire au froid, et qu’avec cette chaleur, les bouchons sur le boulevard, trop de vélos, trop de piétons, trop de voitures, rentrer chez toi va te prendre deux fois plus de temps que d’habitude.
Aujourd’hui tu as rencontré certains de ces jeunes qui ont organisé l’occupation de l’immeuble désaffecté où Clara et Fabian ont obtenu une chambre il y a quelques semaines. Au moment de l’expulsion qui a suivi l’incendie de la grande usine désaffectée où ils avaient construit leur plus récente petite cabane, incendie qui a causé la mort d’une jeune femme et d’un garçon de 11 ans, des dizaines de personnes se sont encore trouvées à la rue. Se sont de nouveau (les plus chanceuses après une petite semaine à l’hôtel), éparpillées dans la cité, se greffant à des squats ou à des bidonvilles déjà existants, cherchant à en créer d’autres… Tu ne sais pas comment les choses se sont dites entre eux et la grande fille costaude aux cheveux teints en rose qui t’a offert le café aujourd’hui au squat "chez Rita"...  Comment se sont-ils trouvés? Qui a parlé le premier? Fabian, dégourdi et affable, lui a-t-il demandé si, à tout hasard, il y avait dans cet immeuble des places pour eux? Est-ce elle qui leur a dit : "Venez, je suis à un endroit où il y a de la place pour vous, suivez-moi, je vais vous aider"?  
Quoi qu’il en soit ils sont là, et on leur a attribué une chambre dans cet immeuble de plusieurs étages. Au rez-de-chaussée, pour ménager la santé fragile et les jambes souvent enflées de Clara. Et quand on entre dans le hall transformé en salle commune pour leur rendre visite "chez eux", on découvre d'abord une pièce chaleureuse où se trouve une grande table, quelques canapés, deux ou trois lits pour accueillir en urgence ceux qui en ont besoin mais à qui, pour l’instant, on n’a pas pu attribuer de chambre. Clara et Fabian y ont d’ailleurs passé deux ou trois semaines, à leurs débuts "chez Rita". Tout au fond, une cuisine a été aménagée, et on propose aux visiteurs café, coca, jus – ici il y a l’eau courante et l’électricité. 
Le squat est géré par une bande de jeunes sdf qui sont aussi des militants très au fait de leurs droits et des recours qui se présentent aux gens dans leur situation. Parmi ceux qui te saluent ce jour-là pendant que tu bois ton café, tu crois comprendre qu’il y a des jeunes qui ont été mis à la rue parce qu’ils sont homos, ont un problème de dépendance à la drogue, ont des piercing, des cheveux bleus, se sont rebellés d’une manière ou de l’autre, ont fugué. Des jeunes brisés, au sourire triste mais ouvert. Dans leurs regards on devine les épreuves, la blessure de l’exclusion, et le désir de reformer quelque chose comme une famille d’adoption, aussi. Ici.
Tu discutes un peu avec eux. Ils sont timides et accueillants. Tu ne t’attardes pas trop, pour ne pas les déranger et parce que tu es ébranlée. Quand tu as fini ton café, Fabian te guide vers leurs quartiers, à Clara et lui.
Dans la pièce qu’ils occupent, comme à leur habitude, ils ont pris soin de meubler et de décorer. Il y a un lit, bien sûr, mais aussi une petite télé, deux chaises, une table et un frigo muni d’une section congélation.
C’est de là qu’ils extraient, ce jour-là, le cadeau qu’ils vous ont réservé, à toi et à ta famille : un rôti de porc qui leur a été offert, entre autres pièces de viande de qualité, par une bouchère du quartier qui s’est attachée à eux.
Après avoir passé une heure paisible et joyeuse en leur compagnie (comme cela arrive parfois lorsqu’ils trouvent un endroit où ils peuvent être tranquilles plusieurs semaines, voire plusieurs mois), tu repars donc avec ton rôti sous le bras, à la fois reconnaissante, rougissante et éberluée.
Tu le mets dans le panier de ton vélo, amoureusement, comme s’il s’agissait d’un bébé, et tu te mets en route,  dans la chaleur étouffante.
Le squat "chez Rita" sera évacué quelques semaines plus tard. Tu as encore des contacts presque quotidiens avec Clara et Fabian mais tu te demandes souvent ce que ces jeunes qui les ont aidés cet été-là sont devenus. 

*

Tu arriveras chez toi à temps pour remettre le rôti au congélateur. Et comme promis à Fabian et Clara tu le dégusteras un soir d’automne, en famille et avec deux potes à qui tu as souvent parlé d’eux, en buvant un verre de vin à leur santé. Et à la santé de ces jeunes exclus qui n'en ont pas moins décidé de créer un foyer d’accueil ouvert à tous, même à toi.





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