lundi 22 décembre 2014

Le Noël d'un bidonville (Histoires de Roms 29)

Rendre la vie invivable est sans doute la manière la plus économique de faire partir « ces gens-là » ; c’est aussi la plus coûteuse pour eux – par définition. Reste à apprécier le prix, pour notre humanité, de l’inhumanité qu’il nous faut mettre en œuvre pour les exclure. 
Eric Fassin, Roms et riverains, éditions La Fabrique, (avec Carine Fouteau, Aurélie Windels, Serge Guichard), 2014.


*


Nous y allions en espérant répandre un peu de joie et d'amour. Mais leur rendre visite "chez eux" en pleine période de Noël, ce n'est pas si simple. Parce que si c'est bien cela, offrir et recevoir un peu de chaleur, de réconfort, une bonne dose de fraternité entre humains... c'est aussi s'exposer, encore plus que d'habitude, à ce qu'il est difficile, voire insupportable, de regarder en face.

Nous y allions en espérant répandre un peu de joie et d'amour, Anaïs et moi, avec notre petit sapin et nos guirlandes et décorations de Noël, nos sacs de vêtements lavés ou à donner, nos petits cadeaux tout modestes, notre sollicitude... Et c'est bien et bien ce qui s'est passé, mais dire que nous en sommes revenues heureuses et comblées, les gens que nous aidons souriants et repus de notre visite, serait mentir.

Parce que rendre visite chez elles aux familles roms que nous aidons (et qui depuis deux ans vont de bidonville en squat en bretelle de périph en bidonville), pendant cette période où tout nous encourage, tous, à fermer les yeux sur ce qu'ils vivent et ce qu'ils sont, est sans doute encore plus rude que d'habitude.

Rendre visite, à Noël, à Cendrillon et aux enfants, à Clara et Fabian, à Maria et à sa tribu, et à ces autres personnes qui vivent là et que nous ne connaissons pas autant mais que nous respectons, demande, on dirait, encore plus de courage que d'habitude. 

Cela demande de garder les yeux ouverts sur l'indignité de leur situation, de faire face à leurs doléances et à leurs questions. "C'est Noël, vous avez pensé à nous, vous ne nous oubliez pas, merci pour les guirlandes, le sapin, les vêtements, etc... Vous êtes gentilles. Mais il y a tout de même un problème, il y a un terrible problème: nous vivons l'enfer. Pourquoi? Pourquoi nous laisse-t-on vivre ainsi? Pourquoi rien ne peut-il changer, jamais?"

*

Ce samedi d'avant-Noël où nous y passons avec notre petit sapin, nos guirlandes, nos babioles, nos sacs de vêtements et nos sourires plein d'amour, nous nous croyons fortes et aguerries, Anaïs et moi - et je suppose que dans une certaine mesure, nous le sommes. Nous sortons de sa voiture et nous dirigeons vers le bidonville avec détermination et enthousiasme, impatientes de retrouver ces gens à qui nous sommes attachées... confiantes, en quelque sorte. C'est pour cela que ce que nous verrons et que pourtant nous connaissons par coeur nous fera l'effet d'un formidable coup de poing au ventre, d'un uppercut spectaculaire... Pourquoi y a-t-il des jours où c'est plus difficile que d'autres d'avoir sous les yeux ce que nous savons pourtant toujours? 

Parce que c'est Noël, peut-être. Et que l'ironie est trop cruelle.

Parce qu'éviter de faire semblant, se forcer à regarder en face la part sombre de la vie au bidonville - alors qu'on préférerait, sans doute égoïstement, se dire qu'on passera quelques moments de joie et de chaleur avec eux à l'occasion de Noël - est sans doute la chose la plus difficile que je connaisse.

Faire face à leurs questions, à leur colère, au récit de ce que cela leur fait de vivre dans la misère, les écouter sans fuir, leur répondre sans faire semblant d'avoir des moyens et des ressources que nous n'avons pas, assumer devant eux notre propre impuissance et reconnaître que nous ne suffisons pas, que nous ne suffirons jamais. Attendre que la colère retombe et que l'on puisse revenir à la chaleur, parfois même à la joie, comme à ce moment magique où Cendrillon éclate d'un grand rire affectueux quand je lui montre que je sais maintenant dire "janvier", ianuarie (date où la modeste bourse d'études du collège arrivera enfin pour ses deux aînés), "carotte", morcov (à trouver pour le repas du réveillon) et "étendre", întinde (le linge que j'ai lavé mais qui n'est pas encore tout à fait sec, uscat)... Un grand rire franc et beau après nous avoir fait, écoeurée, la liste de tout ce que ses enfants n'auront pas pour Noël : des chaussures fermées, des manteaux, des chaussettes, des couches, de l'eau pour se laver, de quoi manger un vrai repas de Noël, de quoi manger un vrai repas tout court, l'envie de continuer à vivre ainsi...

Apprendre que S., 14 ans, a exposé à Anaïs, les larmes aux yeux, les raisons pour lesquelles elle ne veut pas retourner au collège à la rentrée: "je ne veux plus y aller, tout le monde se moque de moi, parce que je n'ai pas d'habits propres, pas de baskets pour le sport, pas les 80 euros de la bourse que tous les autres ont eu avant les vacances parce que mes parents n'ont pas de compte à la banque... ils ne peuvent pas ouvrir de compte parce que sur la carte d'identité roumaine il n'y a pas la signature... tout est bloqué! Pourquoi c'est comme ça?"

Entendre sa mère me dire, en tremblant de rage, qu'elle n'en peut plus, que si ça continue ils vont tous laisser tomber, qu'elle a fait tout ce qu'on lui a demandé: inscrire les enfants à l'école, les accompagner, rencontrer la maîtresse, s'assurer qu'ils aient tous les matins des vêtements propres sur une personne propre malgré l'absence d'eau courante, le manque de moyens pour acheter du savon et du shampooing... Tout ça pour quoi? Rien. Rien, et c'est bientôt Noël.

Entendre la voix étranglée du musicien D., qui nous supplie de lui trouver des chaussures ou de l'argent pour en acheter, et nous demande avec un sourire timide si nous pouvons lui trouver un sapin, à lui aussi... et lui répondre que c'est compliqué, non, impossible (il faut dire le mot, la vérité, même si on sait que ça lui fera mal), à nous deux, toutes seules, de trouver des chaussures pour tous ceux qui en ont besoin, ou des sapins, ou des boules de Noël... Dire à une voisine de Cendrillon que c'est difficile de trouver des vêtements pour tous les enfants du bidonville, qu'il ne nous en reste plus de la taille du sien, que nous sommes désolées... Lui proposer à elle, mais aussi à Maria et au violoniste, faute de mieux, d'au moins emporter pour eux des vêtements à laver. Rougir jusqu'aux oreilles quand ils arrivent avec les boîtes de savon à lessive qu'ils ont achetées et qu'ils nous forcent à prendre, pour ne pas abuser, parce que ça suffit, que nous dépensons trop de savon déjà, qu'ils y tiennent. Accepter parce que nous comprenons que c'est pour eux une question de dignité, presque d'honneur. 

Constater nous-mêmes, en nous rendant de cabane en cabane, combien en ce jour de décembre froid qui suit plusieurs jours de pluie, évoluer dans les allées du bidonville est devenu impossible. Un calvaire. L'allée centrale est tellement boueuse que les pieds s'y enfoncent jusqu'à la cheville, qu'on ne cesse de se les tordre, justement, les chevilles, qu'on rentrera chez soi maculées de boue jusqu'aux genoux et qu'il faudra se changer, laver les vêtements et nettoyer ses chaussures mais que ce sera fini alors que pour eux, c'est ainsi tout le jours, à tous les déplacements, qu'il n'y a pas d'eau pour laver les chaussures et le pantalon, pas de douche chaude en rentrant après, et le plus souvent, même chez les enfants, pas de chaussures dignes de ce nom, pas de chaussettes. Qu'on marche en babouches ou en sandales ou carrément pieds nus, à quelques degrés au-dessus de zéro, dans cette fange glaciale.

Tenter de rester fortes, pour eux qui vivent tout ça, parce que ce n'est quand même pas nous qui sommes à consoler. Résister à la tentation de nous en vouloir de ne pas faire davantage alors que nous ne pouvons pas faire davantage, et que bordel, il n'est pas normal que nous soyions si peu nombreux à faire ce que nous faisons.

Repartir le ventre noué. Se regarder, dans la voiture, après un long silence. Se dire toute notre indignation, notre colère et notre peine, en un regard ou presque. "C'est dur!" ... "Tu m'étonnes! J'ai mal au ventre!"... "Moi aussi." (Depuis deux ans que nous nous accompagnons dans cette lutte, Anaïs et moi avons besoin de peu de mots pour nous comprendre.)

*

Nous avons poursuivi notre journée et notre week-end, avec la promesse d'y retourner bientôt et de continuer à faire face. De ne pas baisser les bras. De tenir bon. Pour eux. 

Mais nous n'avons qu'une envie: leur demander pardon, pardon au nom des nôtres, de ces gens de notre monde qui vous laissent pourrir dans le vôtre, qui vous laissent dans cet état, sans ciller, sans bouger, sans se troubler, sans s'émouvoir. 

Pardon, amis. Nous sommes minuscules devant votre sort si injuste, nous sommes impuissantes devant vos épreuves, mais nous les reconnaissons. Nous vous reconnaissons, nous vous voyons, nous vous aimons.


vendredi 5 décembre 2014

Choses vues (Histoires de Roms 28)


Le 8 décembre 2012: première fois que j'ai vu de mes yeux un bidonville.
Cela fera donc deux ans, dans trois jours.
C'était en région lyonnaise, et une douzaine de familles roms y vivaient, parmi lesquelles celle de Cendrillon, ainsi que Clara et Fabian, que je vois tous régulièrement depuis, et que j'ai vu, tous, connaître depuis six ou sept différents lieux de vie. (Ou peut-être davantage? Peut-être plutôt huit? Il se peut que ma mémoire me joue des tours.)
Entre ce jour de décembre 2012 où ma vie a bifurqué à tout jamais et aujourd'hui, j'ai beaucoup appris. J'ai agi. J'ai écrit. J'ai vu. Vu des choses de notre monde dont je déplore l’existence. Une part de moi est néanmoins convaincue, désormais, que l’on vit mieux une fois qu’on a cessé de les ignorer ou de fermer les yeux sur elles. Des scènes inimaginables, qui suscitent chez vous des émotions censées être contradictoires. Dans le même temps, dans le même corps. Et l’esprit qui lutte et peine à s’habituer à leur coexistence. Mais qui finira par y arriver.
J’ai vu un jeune homme rom autrefois sans-abri et désormais marié, père d’une petite fille, locataire d’un appartement, parlant parfaitement le français, détenteur d’un emploi, un beau jeune homme roux aux yeux bleus perçants, venir passer ses heures libres à l’église où un prêtre accueillait une cinquantaine de Roms sans-abris après l’évacuation d’un bidonville. Drôle, énergique, faisant l’accolade aux uns lorsqu’ils faisaient mine de baisser les bras, secouant les autres lorsqu’ils faisaient mine de s’impatienter d’être ainsi entassés dans une salle paroissiale, interpellant tout le monde, leur expliquant dans leur langue comment les bénévoles et paroissiens venus là pour donner un coup de main allaient procéder pour servir les repas, ou le café, ou organiser les douches, distribuer des vêtements ou des couvertures, etc., il était infatigable. J’ai discuté avec lui. « Moi je suis comme eux, c’est mon peuple, c’est normal que je vienne là! Je leur souhaite d’avoir la même chance que moi », me disait-il. Nous ne nous sommes croisés que cette unique fois, mais nous nous sommes embrassés chaleureusement au moment de mon départ, avec une affection qui peut paraître bizarre entre deux inconnus. Mais quand on partage des choses comme celles-là, les convenances se retrouvent vite jetées aux orties.
J’ai bu le café et dégusté la bûche de Noël, les cigares au chou farcis, les gâteaux et beignets, le poulet épicé, les choux fleurs frits préparés par la maîtresse de la maison dans ces cabanes faites de bric et de broc, reçue comme une reine par ceux qui n’ont rien. J’ai même un jour célébré un anniversaire, j’avais préparé un gâteau au chocolat pour diabétiques (celle dont c’était l’anniversaire, Clara, en étant malheureusement atteinte) et apporté du mousseux. Nous étions cinq, j'étais accompagnée de mes amis Nicki et Christian. Nous avons trinqué. Ils avaient aussi prévu de quoi préparer ces cocktails qu’ils nous ont fait découvrir, mélange de rosé et de coca. Clara nous avait préparé un repas si gargantuesque que nous sommes repartis avec des Tupperware pleins à craquer pour nous-mêmes mais aussi pour Anaïs, qui n’avait pas pu venir ce jour-là. J’avais apporté un flacon de parfum en cadeau pour Clara mais comme elle trouve difficile de recevoir sans donner en retour, j’étais repartie avec des vêtements qu’elle m’avait trouvés au marché, une jupe longue et une tunique parfaitement à ma taille, que je porte toujours régulièrement, en pensant à elle.
J’ai accompagné aux urgences ophtalmologiques la belle et jeune Blanche, protégée de Nicki, et son petit garçon d’un peu plus d’un an, menacé de strabisme et même de cécité si on ne le prenait pas en charge. C’est Nicki qui s’était occupée de tout : prise de rendez-vous, défraiement des honoraires, organisation, etc., moi je n’avais qu’à être à l’heure au rendez-vous, Nicki ne pouvant y être elle-même parce qu’elle était en déplacement pour son travail. J’ai passé deux heures avec Blanche et le petit, au milieu de ces parents qui, chacun, vivait dans l’angoisse cette épreuve que traversait sa progéniture. Fraternité entre eux tous, Blanche comprise. Là, au milieu de ce groupe de parents courageux et inquiets, elle était comme les autres. À cette différence près qu’on nous a entendues, elle et moi, discuter du fait que si le petit avait en effet urgemment besoin de lunettes, nous allions devoir faire une collecte, Nicki, Anaïs et moi, parmi nos proches, pour les lui payer… Au moment de quitter les lieux, rassurées par le fait que bien pris en charge, le petit irait très bien, que rien n’était perdu, Blanche et moi avons été rattrapées par une dame que j’avais remarquée assise tout à côté de nous, avec son fils dont les problèmes ophtalmologiques semblaient bien plus importants que ceux du fils de Blanche. Elle s’est approchée de nous et nous a dit : « Excusez-moi de vous poursuivre comme ça… c’est juste que… je vous ai entendues, vous disiez que vous alliez devoir faire une collecte pour les lunettes du petit… Alors voilà, j’aimerais être la première à y participer. Je voudrais vous donner 5 euros. » Les joues roses de Blanche acceptant le don, le serrement de mains de ces deux femmes, de ces deux mères, gravés dans ma mémoire.
Dans des cabanes ou des pièces d’immeubles désaffectés transformées en studio de fortune, j’ai écouté le compte rendu des épreuves du moment, les récits des vies de ceux qui m’accueillaient chez eux, les histoires à vous arracher le cœur et des histoires qui feraient des romans, en me disant à moi-même : « Tu rassemblerais toutes les difficultés de tes quarante-deux ans sur cette terre et ça n’équivaudrait pas à une semaine de la leur ». J’ai aussi vécu avec eux de grands moments d’hilarité au milieu de la misère.
Depuis bientôt deux ans, j'ai appris que la vie était faite d’un tas de choses dont les gens comme moi ne soupçonnaient ni l’existence, ni les modalités. J’ai appris à les regarder en face, à en écouter attentivement les échos, et enfin, à cesser de les regarder, pour m’y plonger. On n’accompagne pas une personne en lui donnant la main dans un gant aseptisé par un trou percé dans une paroi de verre. On n’accompagne pas en restant bien en sécurité de son propre côté de la glace. Il faut traverser.
J'ai traversé. 
Je ne le regrette pas.




*ce billet est également disponible sur Mediapart: http://blogs.mediapart.fr/blog/melikah-abdelmoumen/051214/choses-vues-histoires-de-roms-28