dimanche 12 avril 2015

Fin de trêve (Histoires de Roms 33)


They broke all the windows
And they took all the door knobs
And they hauled it away in a couple of days
Then someone yelled : « Timber, take off your hat ! »
Cause we’re all falling down here
Falling down

Tom Waits

*

J’étais horriblement pressée ce matin-là. Nous passions les voir en voiture, en coup de vent, avant de nous rendre à une réunion de famille, à une heure de Lyon. Ils allaient mal, car une nouvelle expulsion était, est, imminente. C’était une question de jours, et nous le savions.

Aujourd’hui, alors que j’écris ces lignes, cela leur a été confirmé par la police, qui est passée les prévenir : c’est, probablement, demain. Ou mardi au plus tard.

Bien sûr que leur vie dans ce bidonville n’est pas une vie. Ceux qui les aiment le savent bien. Mais faute de mieux, ou plutôt de « moins pire », comment faire ? Et que leur souhaiter ?

Chez Fabian comme chez Clara, mais plus encore chez Cendrillon, je sentais au téléphone, depuis quelques jours, quelques semaines, le moral se dégrader, peu à peu… et je reconnaissais la réaction de chacun, que je connais désormais assez bien, à l’imminence d’une nouvelle période d’errance, selon son tempérament propre et unique. Fabian, qui tentait de me rassurer, moi, quand je l’appelais, qui se montrait combattif, mais dont la voix, emplie d’une lassitude qu’il n’arrive jamais totalement à me dissimuler, le trahissait. Clara qui trouvait des prétextes pour appeler plus souvent que d’habitude mais qui, en vérité, avait surtout envie que nous parlions avec elle, Anaïs ou moi, que nous lui accordions un peu de notre temps, de notre écoute, que nous lui murmurions des paroles rassurantes. Leur couple qui en subissait le contrecoup et qui entrait de nouveau dans une phase orageuse. Quant à Cendrillon, qui depuis quelques semaines va de plus en plus mal, je l’ai trouvée ce matin-là dans sa cabane, assise sur le lit, le regard baissé, comme paralysée de tristesse, incapable de me dire plus que deux mots de suite. Ma Cendrillon, presque catatonique, tenant à peine compte de ma présence chez elle.

Mais ce n’est pas que de ça que j’ai envie de vous parler aujourd’hui. C’est de ce moment où je me suis engagée dans l’allée principale, au grand soleil, par ce samedi matin, pressée, harassée et inquiète, n’ayant encore vu aucun d’eux, et que j’ai entendu des petites voix au loin qui criaient mon prénom, et que je les ai vues, là-bas, tout au bout, au loin, toutes petites, trois des filles de Cendrillon et deux de leurs copines, âgées d’entre 4 et 8 ans, courir, courir vers moi, répétant mon nom encore et encore, riant… Mon cœur s’est fendu. J’ai couru moi aussi. Je me suis accroupie et elles se sont jetées dans mes bras, mes bras qui ont tenté de contenir 5 petites filles qui savaient rire et se réjouir de me voir malgré ce qui les attendait, ce qui ne cesse de les attendre depuis que je les connais.

J’avais apporté des œufs en chocolat. Mon fils avait tenu à leur réserver une partie de ceux qu’il avait reçus. Je me suis sentie un peu ridicule, au milieu de cette allée boueuse, à quelques jours d’une nouvelle expulsion, sachant les adultes au plus bas, de distribuer mes œufs emballés de papier métallique multicolores aux gamins. Mais ils étaient contents à ce moment-là. Et je me suis dit : c’est déjà ça.

Après ma courte visite à leurs parents et à Fabian et Clara (toujours suivie par ma grappe de petites filles à qui je distribuais les bisous et disais : « Je ne peux vraiment pas rester longtemps aujourd’hui, mes poulettes, cinq minutes et je dois partir, ok ? »), elles m’ont raccompagnée jusqu’à l’entrée du terrain. Il m’a tout fallu pour les convaincre de me laisser partir. Celles que je connais le mieux, les trois filles de Cendrillon, me racontaient toutes sortes de choses de leur petite vie, dans un français qui s’est spectaculairement amélioré même si par la force des choses et des épreuves, leur fréquentation de l’école reste trop sporadique… Je me souviens de R., 6 ans, me disant, avec un sérieux qui m’avait fait fondre : « Mélikah, je voudrais te demander quelque chose. La prochaine fois quand tu vas venir, est-ce que tu pourrais me rapporter des chips et des barrettes ? Roses s’il-te-plaît, les barrettes. » Cette petite, il y a deux ans, ne parlait pas un mot de ma langue.

Elles ont fini par me laisser partir. Pour bien me regarder m’éloigner, elles ont escaladé une voiture déglinguée qui se trouvait à l’entrée du terrain et, se tenant toutes les trois debout sur le toit, dans la belle lumière jaune, elles ont agité la main, crié : « Au revoir, Mélikah ! Au revoir ! A bientôt ! », en m’envoyant des baisers volants.

Je leur ai crié : « Au revoir ! A bientôt ! Je vous aiiiiiiiiiime ! »

Et je me suis demandé, abattue, comment nous allions faire, tous. Comment moi, les bénévoles et amis qui tiennent à elles, le personnel de l’école qui leur est incroyablement dévoué, leur père épuisé, leur mère effondrée, allions trouver un moyen de leur proposer un avenir digne de ce nom. Digne d’elles.

 

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