lundi 3 août 2015

Racines (Histoires de Roms 36)


Montréal, été 2015


Those who say it can't be done 
are usually interrupted by others doing it.
James Baldwin

*

Je suis chez moi depuis trois semaines, pour les vacances.

Chez moi, c’est le Québec. Le sol natal, le lieu des (premières) racines, le terreau qui m’a faite, où vivent les gens qui m’ont aidée à me construire, à côté de qui je me suis construite. Les proches. Ceux dont on sait qu’on ne s’éloignera jamais, quelle que soit la distance géographique.

Je suis chez moi depuis trois semaines, et comme tous les jours de ma vie désormais, je suis déchirée – entre mes deux pays. Celui de mes premières racines, le Québec, et celui de mes nouvelles racines, la France. Je sais désormais qu’où que je sois, quelque chose, quelques-uns, me manqueront.

C’est ainsi. Et cette année encore plus que lors de ma dernière visite il y a deux ans, je me rends compte que ces nouvelles racines, celles que je me suis forgées en France, je les dois aussi, et beaucoup, à quelques éternels déracinés, à des nomades forcés, des êtres qui ne peuvent jamais s’installer nulle part, à qui l’on ne donne jamais le droit de se sentir chez eux.
Les ramifications qui m’attachent à la France sont entremêlées à celles qui attachent Cendrillon, Clara, Fabian, les enfants, à cette terre où tout leur semble hostile – mais où il se trouve des gens comme moi, car je ne suis pas la seule, prêts à leur ouvrir les bras.
Des gens à qui, comme moi, ils ont fait l’honneur d’eux aussi, ouvrir les bras.

Je suis chez moi depuis trois semaines, déracinée et ré-enracinée, heureuse de retrouver chaque arbre, chaque rue, chaque ruelle, chaque écureuil, chaque terrasse, chaque odeur et chaque bout de ciel familier, mais à la fois nostalgique de ma vie au Pays des droits de l’Homme qui par certains côtés ne semble pas mériter ce nom mais qui par d’autres, le mérite comme personne. Nostalgique du fait que ce qui m’y a attachée plus que tout, c’est, conséquemment à la rencontre de déracinés bien-aimés, celle d’une tradition qui est à la hauteur des trois mots que j’ai longtemps perçu comme la pire des hypocrisies, la pire des déceptions : « Liberté, égalité, fraternité ».

C’est au moment de ma rencontre avec Cendrillon, Clara, Fabian et les enfants que j'ai découvert que pour tant de citoyens ou d’habitants du Pays des droits de l’Homme, ces trois mots signifient quelque chose, et qu’ils méritent qu’on les défende bec et ongles.

Bec et ongles, pour tant de citoyens favorisés comme moi – des connus et des inconnus et des nouvelles connaissances –, qui ont choisi d’accorder leur vie à ces principes, avec tout ce que ça peut coûter dans un monde comme le nôtre. Un sentiment de solitude, d’impuissance qui vient parfois par vagues dévastatrices… et souvent cette colère contre le discours du temps qui veut sans cesse réaffirmer que tout ce en quoi nous croyons est impossible, illusoire, enfantin, que ça ne peut tout simplement pas être fait.

« Ceux qui pensent qu'il est impossible d'agir sont généralement interrompus par ceux qui agissent », écrivait l’auteur américain James Baldwin, grand défenseur des droits des Noirs aux Etats-Unis, de l’égalité entre tous les humains, de la lutte pour y arriver… et qui est venu lui aussi, un temps, se faire pousser quelques racines neuves en France.

Et si j’ai réussi, moi, à me forger des racines dans mon deuxième pays, c’est parce que j’y ai rencontré des gens qui osent agir. Que leur courage m’a attachée à leur pays plus que tout discours national, officiel ou officieux, plus que tout étendard.

Et les plus courageux d’entre eux sont sans doute Cendrillon, ses enfants, son compagnon, Fabian, Clara, et tous ces autres déracinés que j’ai rencontrés, parias, misérables de notre siècle, qui ont tous les jours la force de continuer de croire que la fraternité existe, et d’accepter que s’entremêlent aux miennes les frêles tiges de leur attachement à ce qu’il y a de bon au pays des Droits de l’Homme... Ce qu'il y a de bon au Pays des droits de l'Homme, qui ne se manifeste pas tellement avec tambours et trompettes, mais qui est là, qui est bien là. Je le sais. Je l’ai vu. Tous les jours. Loin des caméras et des gesticulations qu'elles essaient de nous faire passer pour l'esprit du temps en France. Loin des lieux trop nombreux où l'on essaie de nous convaincre que vouloir fraterniser et soutenir, c'est s'aveugler. 

Je le sais. Elle est là. Dans des écoles, des halls de mairies, des CCAS, sur les réseaux sociaux, sur les trottoirs, en bien d'autres endroits et jusque dans les allées des bidonvilles qui ne devraient pas exister chez nous. Je l'ai vue et rencontrée, la communauté de ceux qui agissent. C'est grâce à elle que je me sens maintenant chez moi au Pays des droits de l'Homme. Que j'y ai moi aussi, désormais, mes racines.




1 commentaire:

  1. Touchant, merci Mélikah. Parfois on se sent déracinés de la terre entière.

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