vendredi 28 juillet 2017

Bilan dans l’antichambre (Carnets d’un retour au Québec – 1)

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…il était écrit désormais que l’anéantissement de Charlie Hebdo n’avait été qu’un prélude, et que les jours de la France ne s’écouleraient plus jamais aussi paisiblement, du moins avant de nombreuses années.
Aude Lancelin, Le Monde libre, éd. Les Liens qui Libèrent, 2016.

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Dans quelques jours, je vais quitter la France, où j’ai immigré en 2005. Aujourd’hui même, c’est le douzième anniversaire de mon départ de Montréal. Et dans quelques jours, il y aura ce grand bouleversement qu’est, paraît-il, le retour au pays natal après des années à vivre un rapport au monde entièrement différent, difficile et sans cesse nouveau, usant et infiniment enrichissant, bref nourri de toutes ces contradictions qui irriguent cette chose compliquée qu’on appelle «altérité».

En douze ans, en France, qu’est-ce que j’en ai vu, des choses que je n’aurais jamais vues en étant restée au Québec !… ou même en ayant fait beaucoup de voyages et de tourisme, d’ailleurs. Car être en vacances ou en séjour exploratoire dans un pays, je l’ai bien compris et vécu, n’est pas la même chose que de tenter de s’y installer, s’y inscrire, s’y creuser des racines.

J’ai vu des choses que je n’aurais jamais vues d’une part parce que je reste convaincue qu’elles n’existent pas de la même façon ailleurs (et surtout pas au Québec), et d’autre part parce que quand je vivais au Québec, je n’avais pas les mêmes yeux.

J’ai vu l’arrivée au pouvoir de Nicolas Sarkozy et quelque chose qui, me semble-t-il, était le signe net qu’était bien enclenché ce qui nous arrive maintenant, ici et ailleurs. J’ai vu que la population semblait se résigner désormais à être dirigée par un roitelet clinquant et sur-médiatisé accompagné d’une caste, petit cercle friqué qui non seulement n’avait aucune idée des luttes de ceux qu’elle percevait comme ses sujets, mais qui même en voulant faire croire qu’elle s’en préoccupait, finissait toujours par dévoiler malgré elle le plus honteux et indécrottable mépris de classe. (J’ai vu trois présidents depuis que je vis ici, et ceux qui ont suivi N. Sarkozy n’en sont pas exempts; ni ceux, ministres et conseillers divers, qu'ils ont désignés pour diriger le pays avec eux.)

J’ai vu des Préfectures et un système d’accueil des immigrés parfois dignes d’une république bananière, faits et conçus pour décourager même les meilleures volontés et pour dégoûter les plus amoureux de la France, dans le cadre desquels on va par exemple vous expliquer que votre doctorat en littérature française de l’Université de Montréal et les nombreux ouvrages que vous avez publiés en français (dont certains avec des presses universitaires françaises) ne constituent pas la preuve que votre niveau de maîtrise de la langue égale celui d’un collégien français de 14 ans, qu’il faudra vérifier tout ça en prenant des cours et en passant un examen (à vos frais), parce que l’Université de Montréal (ou de Tunis, ou de Dakar), faut pas déconner, ne sont pas des institutions françaises de France… (C’était à la fin du mandat de Nicolas Sarkozy, et ç’a duré plusieurs mois.)

J’ai vu de mes yeux, vu, et déambulé dans, des bidonvilles, des vrais, comme dans les films et les photo-reportages, j’ai visité des squats, et des campements sauvages sous des ponts ou des bretelles d’autoroute, dans des parcs ou des usines abandonnées, parfois en plein hiver, j’ai été invitée pour le café fait sur un feu de bois, accueillie par des gens qui y vivaient, j'ai tenté de les aider à inscrire leurs enfants à l’école, noué des liens avec certains d’entre eux, je suis même devenue la marraine du bébé d’une de ces personnes. Aujourd’hui je n’ai toujours pas trouvé comment changer cet état de choses, même en m’associant à d’autres et en formant des groupes de lutte. La tâche semble impossible, infinie, désespérée. Aujourd’hui j’ai accepté que je ne peux qu’agir à ma toute petite échelle, par des gestes dans le quotidien qui sans doute peuvent paraître dérisoires de l’extérieur – et peut-être, au-delà, au mieux, à l’échelle de ceux qui voudront bien me lire.

J’ai vu, en m’y engageant et en tentant d’y prendre part, la tradition de lutte citoyenne incroyable qui, sans doute plus que tous les oripeaux, prétentions, gesticulations, cocoricos et dorures, m’a férocement attachée à ce pays, liée à lui de manière irréversible.

J’ai lu beaucoup d’auteurs contemporains d’ici, essayistes et penseurs engagés, journalistes qui vous redonnent envie de croire en la profession, certains avec qui j’ai pu échanger et qui m’ont soutenue, d’autres que je ne rencontrerai jamais et qui ne sauront sans doute pas combien leur compagnonnage m’a été vital.

J’ai vu les attentats.

J’ai vu dans les médias ce que tout le monde a vu, les événements eux-mêmes et les grandes manifestations… mais j’ai aussi vu ce que cela a pu inscrire dans le tissu du quotidien de mes amis, de mes voisins.

J’ai vu ce que c’était d’avoir peur de prendre le métro, d’aller dans quelque foule que ce soit, de passer une soirée en terrasse au centre-ville, de laisser son gamin à l’école tous les jours et de se morfondre une partie de la journée dans la crainte que ce jour-là, « ils » décident de s’attaquer à « nos » enfants. La crispation au son de chaque sirène de police ou d’ambulance. L’œil toujours à moitié fixé sur les actualités, au cas où… J’ai vu les nouvelles habitudes de comportement, basées sur une stratégie de l’évitement forcément inutile et illusoire, des uns, et l’obstination des autres à braver le danger et à ne pas « les » laisser pourrir nos vies.

J’ai vu ces personnes échanger autour du fait que tout différents que soient nos comportements, ils procèdent de la même douleur, du même sentiment d’une perte d’innocence irrémédiable.

J’ai vu les visages au lendemain des événements, les regards de douleur et de solidarité entre voisins ou inconnus croisés dans les rues et les transports en commun. J’ai vu la peur et la colère de beaucoup devant les gesticulations belliqueuses de nos dirigeants (qui avaient, eux, la chance de se savoir en permanence protégés par gardes du corps, vitres blindées, isolement dû au pouvoir), devant leur incapacité à se poser pour analyser les sources et les conditions qui ont permis l’arrivée de l’horreur, la nature de cette horreur et le fait qu’elle avait été au moins partiellement fabriquée ici, chez nous, mais aussi là-bas, là où se jouent depuis longtemps des scènes de guerre et de violence dans lesquelles nos sociétés sont impliquées, toute enflées de leurs prétentions colonisatrices et dominatrices déguisées en grands élans libérateurs... Et nous, citoyens, impliqués par procuration et sans avoir eu notre mot à dire, nous qui voudrions que cela cesse voire que cela n’ait jamais eu lieu, nous qui en vivons une partie des conséquences, aussi démentes et terrifiantes et monstrueuses soient-elles, sur les terrasses ou dans les rédactions de journal, lors d’une fête pour un feu d’artifice, dans une petite église de village, et bientôt ailleurs ? Où ? Quand ? Comment ?

J’ai vu les divisions, les boucs-émissaires pointés du doigt par des hommes politiques dont je ne sais même pas s’ils croyaient ce qu’ils disaient, s’ils ne disaient pas ce qu’ils disaient au sujet des musulmans, des étrangers, des jeunes des banlieues, etc., non pas parce qu’ils le pensaient mais par pure stratégie électoraliste.

J’ai vu Marine Le Pen aux portes du pouvoir en conséquence de tout ce bordel et de la vacuité idéologique et intellectuelle de nos dirigeants.

J’ai vu de l’intérieur qu’il est vrai que de stigmatiser un groupe peut provoquer une sorte de recroquevillement sur soi, une sorte d’adoption de l’identité et de l’étiquette qu’on lui colle, et finalement d’appropriation désespérée de cette étiquette pour la brandir avec fierté. C’est, notamment, en France que je suis devenue fière d’être « une Arabe », moi qui m’étais toujours vu comme une Québécoise et qui ne pensais à peu près jamais à mes racines tunisiennes. Pour ça je remercie le racisme ambiant, tout en m’en inquiétant, et en en souffrant.

J’ai vu que les propos d’Edwy Plenel, selon lesquels le plus fort des moteurs d’intégration d’un immigré était l’engagement politique et social, étaient on ne peut plus justes. L’engagement est désormais fiché en moi, il le restera lorsque je serai de retour au Québec, lié à un nouveau pan de mon identité, car une part de moi est désormais française et le restera toujours – n’en déplaise à la Préfecture !

J’ai vu que j’avais peur de rentrer au Québec porteuse de tout ça, porteuse d’avoir vu ce que j’ai vu ; peur du choc que cela entraînera, et peur que derrière la douceur de vivre dont je ne suis pas certaine que tous là-bas prennent bien la mesure (il faut l’avoir quittée pour s’en rendre vraiment compte), se pointe la déception la plus amère.

J’ai vu que si je vois qu’au Québec on reproduit les gesticulations politiciennes et manipulations dangereuses que nous voyons mener la France au bout du gouffre, je serai intraitable, que je m’engueulerai avec des gens – qu’en cela on dira peut-être que je suis devenue «une Française» car ici j’ai appris la passion du débat, selon une tradition dont on me dit qu’elle me manquera à mon retour en terre natale, où elle est peu goûtée, et parfois perçue comme une forme de violence.

J’ai vu que peut-être, je serai étrangère chez moi désormais, étrangère partout.

J’ai vu tout ça dans l’antichambre qu’est devenue ma vie ces jours-ci, pas encore partie, pas encore rentrée, comptant les jours. J’ai vu tout ça et j’essaie de me dire : « Calme-toi, paniquer ne servira à rien. Rentre, et tu verras bien. »

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