mardi 5 septembre 2017

Home Is Where the Music Is (Carnets d’un retour au Québec – 2)


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Quand d’un passé ancien rien ne subsiste, après la mort des êtres, après la destruction des choses seules, plus frêles mais plus vivaces, plus immatérielles, plus persistantes, plus fidèles, l’odeur et la saveur restent encore longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable, l’édifice immense du souvenir.
Marcel Proust

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J’étais en route de mon nouveau chez-moi vers le marché Jean-Talon pour faire des courses, caddie (je crois qu’au Québec on appelle ça un panier à roulettes ?) à mes côtés. Arrivée à Montréal depuis un peu plus de deux semaines, installée dans mon appartement de Petite Patrie depuis quelques jours, je marchais, écouteurs vissés dans les oreilles, musique à fond, tellement heureuse d’être là que mon cœur semblait par moments rater des battements, mon souffle se suspendre. Il fallait, de temps en temps, que je m’arrête pour respirer un grand coup. J’étais là. J’étais chez moi après douze années d’absence. Douze années d’immigration. Douze années en France qui m’auront transformée, marquée, entamée à tout jamais.

Sans doute qu’on peut dire une chose : dans l’oreille de tout immigré mélomane traîne la possibilité d’une madeleine proustienne.

J’étais là, je marchais, je jubilais, et tout à coup, je me retrouvais figée sur place, venant de recevoir un coup de poing au ventre. Tout à coup j’étais de retour en France. Mon corps était à l’angle de Christophe-Colomb et Jean-Talon, il continuait d’aimer être là et ma main avait toujours envie de pincer mon avant-bras pour me prouver qu’un rêve se réalisait enfin… mais tout le reste de moi était ailleurs, dans ce que je ne sais plus appeler autrement que mon autre pays.

C’est que dans mes écouteurs, la séduisante voix voyoute de Thomas Fersen venait de retentir, et qu’il essayait avec un charme enrageant de convaincre Élisabeth qu’il allait cesser de lui poser des lapins, qu’il fallait qu’elle lui donne une autre chance, qu’elle soit patiente, qu’elle cesse de faire la tête, Élisabeth. (Elle l’attendra jusqu’à entrer au couvent, la pauvre, où il viendra tenter de lui faire son numéro de nouveau, « Que t’es jolie sous la cornette/non ce ne sont pas des sornettes… Fais pas la tête, Élisabeth »…)

J’étais soudain de retour en France, à l’amphithéâtre romain de Fourvière, dans un célèbre festival musical et artistique lyonnais, dans les gradins de pierre, avec l’homme de ma vie, au concert de Thomas Fersen. C’était avant la naissance de mon fils. Avant les attentats. Avant bien des déceptions et bien des surprises merveilleuses, à une époque où je ne me doutais pas le moins du monde que j’aurais un jour envie de repartir. J’étais là pour la vie. Thomas Fersen était magnifique. L’écouter assise sur les gradins d’un amphithéâtre dont on situe la construction 15 ans avant Jésus-Christ, à la belle étoile, avait la saveur de ces découvertes qui vous font mesurer que vous auriez tant raté de la vie si vous étiez restée chez vous, sans jamais surmonter votre peur d'aller à la découverte du monde.

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Rentrée depuis trois semaines et après douze ans à être une immigrée au Pays des droits de l’Homme, je me rends compte que je suis pour ainsi dire en convalescence, ou en voie de guérison… mais les plaies d'animal malade que je dois lécher ne sont pas seulement les blessures subies lors d’une expérience finalement assez ordinaire de l’exil (avec ses miracles et ses épreuves)… ce sont aussi les plaies de celle qui doit composer avec deux douleurs consécutives, qui sont intimement liées à deux joies : joie de rentrer chez soi après en avoir eu assez d’être l’immigrante québécoise à nom et à gueule d’arabe en France, et douleur de se rendre compte qu’on a laissé, là-bas, là où l’on a été l’immigrée, des choses, des lieux, des musiques, des moments, des personnes qui ont contribué à faire de vous celle que vous êtes devenue : plus forte, tellement moins couarde, abîmée mais guérie. J’ai ramené avec moi, en terre natale, des cicatrices qui sont d’anciennes blessures que des amis français ont soignées. Je les aime (les cicatrices, et les amis). J’ai également ramené avec moi, sur moi, en terre natale, les cicatrices de l’arrachement à ceux que j’aimais et à une terre que je considérais comme mienne. Tout bien vérifié, quitter la France n’a pas été et ne sera pas moins douloureux qu'il l’était de quitter Montréal pour immigrer à Lyon, en 2005.

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La musique m’a toujours été, même avant les années en France, nécessaire. Marcher écouteurs vissés dans les oreilles, avec la compilation du moment (en France on dirait la playlist), je le fais depuis des décennies. Lorsque je vivais en France, j’avais une playlist que j’ai bien sûr ramenée avec moi au Québec aussi, et dans laquelle il y avait les chansons pour affronter la peur, la frustration, la colère, la tristesse, et les chansons pour porter la joie, l’espoir, l’exaltation. Ça semble un peu cucul, mais c’est vrai.

Ainsi, pour lutter contre la peur de prendre les transports en commun, de sortir, de continuer à faire ma vie pendant la dernière période qui a vu la France frappée par plusieurs attentats, c’étaient Don’t Stop Believin’ de Journey ou Tonight We Fly par The Divine Comedy. J’ai découvert ce groupe irlandais et son leader, magnifique Neil Hannon, grâce à mon amie Anne. Peu avant de quitter la France pour rentrer au Québec je suis allée les voir en spectacle avec elle près de Lyon. La musique de la Divine est donc pour moi triplement chargée : une des amies les plus proches que j’aie, que j’ai connue là-bas et que j’aurais donc ratée si je n’avais pas immigré, qui manquerait à ma vie, m’a fait découvrir un groupe qui a donné le premier spectacle auquel j’ai été capable d’aller après les attentats de Paris. Avec elle j’ai surmonté ma peur. Aujourd’hui, quand j’écoute la Divine Comedy en marchant dans les rues de Montréal, mon cœur se serre, et s’entremêlent en moi le bonheur d’avoir eu la chance de rencontrer Anne, et la tristesse d’être désormais à un océan d’elle.

Don’t Stop Believin’ de Journey, kitschissime pièce redécouverte dans la série Glee que je regardais là-bas pour combler ma carence d’Amérique, est désormais, quand je l’écoute en marchant dans les rues de Montréal, la pièce qui me rappelle comment j’ai surmonté des épreuves en France grâce à une musique qui venait de ma vie montréalaise et me rappelait mon adolescence québécoise…

Et maintenant, me voilà de retour chez moi, en retrouvailles merveilleuses avec des lieux, des odeurs, des saveurs et surtout des personnes dont l’absence a été une douleur persistante ces douze dernières années. Une nouvelle playlist va commencer à s’élaborer, qui sera toujours associée à ces moments, au bonheur d’être de nouveau près d’eux, playlist au sein de laquelle se glisseront donc Thomas Fersen ou The Divine Comedy, ou Benjamin Clementine, Michael Kiwanuka, et ainsi de suite, associés à mes années en France et dont j’aurai besoin pour bercer une nouvelle nostalgie… La nostalgie inattendue et puissante de l’expat qui revient au bercail. Et j’écouterai aussi, par exemple, la trame sonore de La La Land en boucle, dernier film que je sois allée voir au cinéma avant de quitter la France, pendant le visionnage duquel j’ai eu le cœur serré d’impatience parce que je n’avais qu’une envie : vite rentrer à Montréal pour en parler avec Marie-Hélène, l’amie de toujours avec qui nous avions développé, dans une autre vie, un projet de comédie musicale pour le grand écran qui n’a pas encore pu voir le jour… Nœud d’émotions inextricables qui me disent que l’immigration m’a rendue… plus vivante.

Et je ne parle pas de Nick Drake, de John Martyn, de The Cure et de Bowie, que nous écoutions pendant des heures en buvant des verres avec mon grand ami Andrew, connu dans le cadre du Book Club créé par ma pote Nicki pour qu’une bande d’anglos (-philes et -phones) ne perdent pas leur lien à la culture anglo-saxonne. Club de lecture où j’ai rencontré Liz, Andrea, Claire, Paul, et les autres. Club de lecture dont les soirées étaient bercées par l'amour de la littérature, et arrosées de vins exquis et du rire des expats qui se retrouvent et rigolent de leur situation plutôt que (pour ne pas) en pleurer. Ces soirées ont été des remparts, toutes ces années.

Le lien entre les oreilles et le cœur d’un expat mélomane : labyrinthe rhizomatique dont les branches mènent toutes à la possibilité d’une madeleine.

Et je pourrais écrire des pages et des pages pour en parler. La France me manque, plus que je ne l’aurais jamais cru. Ce sont les musiciens que j’aime qui me l’ont soufflé à l’oreille. « Tu es rentrée chez toi, mais tu as aussi quitté chez toi. Tu seras désormais chez toi à deux endroits, mais l’absence d’un de ces deux chez-toi te suivra toujours. Rassure-toi, nous serons là. Rassure-toi, tu porteras toujours avec toi le chez-toi qui te manque. Home is where the music is. »





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